Comment êtes-vous entré dans le monde de la traduction, quels sont vos rapports avec les écrivains que vous traduisez?
Au départ, je suis romancier. J’ai publié mon premier roman en 1980, grâce à Bernard Noël qui m’a fait confiance en m’éditant dans la collection Textes qu’il animait chez Flammarion.
Ce préambule juste pour dire je ne me destinais pas, au départ, à la traduction. J’avais déjà écrit trois livres lorsque j’ai rencontré, par l’intermédiaire de mon ami Emilio Sánchez Ortiz, l’écrivain cubain Severo Sarduy qui dirigeait à l’époque la collection espagnole aux Éditions du Seuil et qui, connaissant mes romans et mes origines espagnoles, m’a proposé de me lancer dans la traduction.
Mais ce qui a été déterminant, dans l’importance prise par le domaine de la traduction dans ma vie littéraire, a été la mort de mon père. Après son décès, en 1984, j’ai travaillé à mon roman Les Plages du silence, qui sont les plages du camp de concentration d’Argelès-sur-mer où fut interné mon père à son arrivée en France (déjà la maltraitance des émigrés dans ce pays). Puis après une première publication de ce roman, en 1991, par les Éditions Ombres dirigées par Christian Thorel, mon ami très cher, mon frère d’armes dans l’émancipation, l’actuel directeur de l’excellente librairie Ombres Blanches à Toulouse, je n’ai plus pu écrire, je n’y arrivais plus, j’étais désespéré, comme si écrire sur la mort de mon père m’avait complètement vidé.
C’est ainsi que j’ai commencé à traduire, et d’un livre l’autre, d’un auteur l’autre, j’ai enchaîné les traductions sans écrire de romans, pendant une quinzaine d’années: le virus de la traduction m’avait gagné et d’une certaine façon m’avait sauvé en me maintenant dans la littérature. Aujourd’hui j’écris et je traduis, une activité nourrit l’autre et inversement. La traduction est devenue une belle école d’écriture et je passe facilement du roman de l’autre au mien, de moi en tant qu’auteur aux auteurs que je traduis, que parfois je rencontre et dont la diversité m’enrichit, d’Alan Pauls à Cesar Aira pour l’Argentine, d’Aro Sáinz de la Maza, à Lluis Llach et de Manuel Rivas à Jorge Semprún dont j’ai traduit le dernier roman écrit en espagnol et avec qui j’ai eu le plaisir de partager de joyeux moment de complicités pendant les dix dernières années de sa vie.
Pourquoi avez–vous choisi Lorca et ses compagnons d’infortune comme sujet de votre nouveau livre?
Après mes deux romans précédents, La Lumière et l’oubli (Éditions Denoël et Folio, 2009) et Les Plages du silence (réédité aux Éditions Sabine Wespieser, en 2013), il m’est clairement apparu que la deuxième république espagnole et ses enjeux étaient extrêmement mal connus des lecteurs français, que tout se passait comme si le coup d’État de Franco en 1936 et sa dictature jusqu’en novembre 1975, date de sa mort, avait été une alternance, brutale certes, mais logique au sein de la démocratie espagnole, qui fut littéralement piétinée par les fascistes de la Phalange et n’a jamais plus, jusqu’à aujourd’hui, recouvré son statut de république.
Dans ce contexte, Federico García Lorca qui, né en 1898, a connu la monarchie, les différents dictateurs nommés par le roi Alphonse XIII et enfin l’instauration de la république, m’a semblé être un personnage clé pour rendre compte de ces années qui virent tomber une monarchie et s’installer une jeune république, rapidement abandonnée et bafouée par tous les gouvernements d’Europe. Car Federico García Lorca n’est pas seulement le martyr que nous connaissons tous, mais aussi un homme qui a toute sa vie pris et assumé ses positions politiques en faveur de la deuxième république espagnole, à l’époque une des plus progressistes au monde, avec celle de Weimar en Allemagne.
Federico García Lorca et ses compagnons d’infortune, l’instituteur Dióscoro Galindo et les deux banderilleros militants Francisco Galadí et Joaquín Arcollas, qui reposent toujours dans la même fosse où ils ont été enterrés en 1936, au début de la Guerre civile, après avoir été froidement abattus par des pistoleros de la Phalange, étaient pour moi le symbole de cela et de ceux-là à quoi et à qui le fascisme s’attaque toujours –je dirais, en priorité–: à savoir l’artiste ou l’intellectuel dans leur acception la plus large qui interroge le monde, l’instituteur qui enseigne et passe le savoir et sans qui toute démocratie est vouée à l’échec, et les militants qui par leurs actions aspirent à l’égalité entre les hommes.
Le récit des dernières années de la vie de ce grand écrivain révèle un caractère qui ensorcelait ses amis, son public, ses compagnons de la Barraca: quelle est selon vous la cause de cette impressionnante capacité d’attirer l’intérêt et les passions?
Le Duende bien sûr! Comme il le disait dans sa fameuse conférence donnée à Cuba Théorie et jeu du duende: «La véritable lutte est avec le duende», avant d’ajouter quelques lignes plus loin «Pour chercher le duende, il n’y a ni route ni exercice. On sait juste qu’il brûle le sang […]»
Lorca était un être simple et complexe à la fois, comme tous les êtres simples et frais, il n’avait tout simplement pas de bornes et son œuvre comme sa vie est rythmée par la fraîcheur et la générosité, par la mort aussi, l’obsession qui le rongera sa vie entière: ne dit-il pas dans la même conférence, «le duende, il faut le réveiller dans les dernières chambres du sang»?
Le duende niche là où la tension est sur le point de rompre, mais comme le roseau il plie, entre le vécu et la mort. Tout Lorca est un roseau qui avale le vent, la bourrasque et ne répète jamais sa ligne élancée, qui la multiplie, comme le duende, parce que «Le duende ne se répète pas comme ne se répètent pas les formes de la mer dans la bourrasque», elles se multiplient a-t-on envie d’ajouter.
Il y a de quoi fasciner ses compagnons, non?
L’effrayante description de la violence exercée par les autorités associées au coup d’État de 1936 sur leurs opposants politiques, est-elle toujours d’actualité dans d’autres pays du monde?
Les exemples sont malheureusement légion. Tout se passe comme si l’Homme, avec un H majuscule bien entendu, n’apprenait pas de son histoire. Il suffit d’ouvrir un journal pour s’en rendre compte. On devrait malheureusement ouvrir une rubrique: Exactions dans le monde.
Le souhait de Lorca de faire parvenir la culture au peuple par le biais de la compagnie de théâtre La Barraca est-il toujours d’actualité, l’accès des peuples à la culture a-t-il progressé de nos jours?
Les temps ont changé, bien entendu. Mais il y a toujours deux moyens, qui ne datent pas d’aujourd’hui, de soumettre un peuple: l’affamer et le priver de culture, les deux marchent souvent ensemble. Nos démocraties en tout cas semblent s’être libérées de cet archaïsme. Mais il reste encore bien du chemin à parcourir, chez nous et dans le monde.
Lorsqu’on parle d’accès à la culture, je pense souvent plus spécifiquement aux femmes du peuple, à celles qu’on prive justement d’accès à la culture, qu’on asservit, dont on voile l’avenir, et ce n’est pas qu’une image.
Un sujet qui découle du récit est la relation entre la culture et le politique: quel est votre point de vue à ce sujet?
Dire que sans culture, il est impossible d’accéder à la démocratie et à l’égalité des citoyens, c’est enfoncer les portes ouvertes, bien entendu. Mais mettre en œuvre l’accès à la culture, c’est une autre paire de manches où intervient forcément le politique, autrement dit, la politique des gouvernements et le politique que chacun porte en soi.
En cela Federico García Lorca et la compagnie de La Barraca ont fait preuve d’un engagement exemplaire en 1936, en Espagne, en trempant les mains dans le cambouis, comme on dit, et en parcourant les chemins de leurs pays pour faire venir la culture jusque dans les villages les plus éloignés, avec des pièces qui ébranlaient quelque peu les certitudes des habitants, mais ne comprenaient pas toujours l’intérêt de la démarche.
Et c’est parce que culture et éducation font bon ménage que la deuxième république avait troqué l’enseignement qui était réservé auparavant à l’Église pour celui des instituteurs de la République, qui se chargèrent en plus de leur travail quotidien d’animer les missions pédagogiques.
Culture et éducation, c’était un beau programme. Mieux que dictature et répression, non?
Votre livre est-il un hommage à la mémoire des vaincus.
Absolument! Ce qu’il y a eu de terrible en Espagne, qui en porte encore lourdement les séquelles et qui n’a jamais réglé ce problème, c’est que Franco ne s’est pas contenté de gagner la guerre civile en 1939, il a tenté d’effacer les vaincus de la mémoire collective du pays et, d’une certaine façon, il y est arrivé. Mais on ne peut pas impunément voler l’Histoire d’un individu: les générations qui viennent voudront savoir qui étaient leurs grands-parents, ils voudront connaître leurs aspirations, s’ils étaient vraiment les criminels que les franquistes décrivent, ils voudront tout simplement savoir d’où ils viennent et il ne manque pas de corps et de mémoire à déterrer en Espagne.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la littérature espagnole?
Je suis français et fils de républicains espagnols (mes ancêtres ne sont pas les Gaulois, ah, ah!) et la littérature espagnole s’est donc naturellement imposée à moi. Cependant ma langue d’écriture est le français. Mais je ne suis pas exclusif, j’aime toutes les littératures avec leur spécificité et leur culture propre.
Quel est le livre en langue espagnole que vous aimeriez traduire?
Le livre de vie qu’auraient pu écrire les Républicains espagnol s’ils n’avaient pas été fauchés par le fascisme de 1939 à 1975.
Quel est de votre point de vue l’intérêt des lecteurs français pour la littérature et la culture espagnole, la demande a-t-elle tendance à progresser?
En tout cas la plupart des écrivains publiés en Espagne sont traduits en français, ce qui montre l’intérêt de la France pour la littérature espagnole et pour la littérature étrangère en général, certaines maisons d’éditions se sont même spécialisées.
Je crois que depuis 1980 à nos jours l’offre de romans espagnols en France n’a cessé de progresser, cela doit signifier que la demande aussi.
Avez-vous décidé quel sera le sujet de votre prochain livre?
Oui, mais je préfère le garder pour moi. Tant qu’il n’est pas fini on ne peut pas savoir si c’est le prochain roman. En tout cas, je peux vous dire qu’il se passe aussi en Espagne.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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