Auteur : Né à Perpignan en 1963, Joan-Lluís Lluís est un écrivain français qui a construit son œuvre en catalan, et l’a d’abord publiée à Barcelone. Il est l’auteur de plusieurs romans (Els ulls de sorra, 1993 ; El dia de l’ós, 2005 ; Aiguafang, 2009 ; Cròniques d’un déu coix, 2014 ; El navegant, 2016 ; Jo soc aquell que va matar Franco, 2018) mais également d’essais et de réflexions sur le français impérialiste et son rapport à la langue catalane (Conversa amb el meu gos sobre França i els francesos, 2002 ; Els invisibles, 2020). Il a également publié en 2021 un recueil de poèmes, Salives. Collaborateur du journal « El Punt », il dirige depuis 2005 le Service de diffusion de la langue catalane de la Casa de la Generalitat à Perpignan. Il a notamment traduit en catalan Boris Vian et le comte de Mirabeau. Son œuvre a été récompensée par les prestigieux prix de la critique Serra d’Or (2009), Lletra d’Or (2014) et Òmnium (2021).
Résumé : Junil a huit ans quand sa mère et ses deux frères sont tués dans un incendie, dans un village sur la frontière de l’Empire. Elle reste à la merci d’un père qui hésite entre la vendre et la prostituer, et qui choisit de la mépriser. Sans scrupules, cet homme qui n’aura aucun nom dans l’histoire, s’immisce dans la vie du libraire de Nyala, à qui il finit par dérober le commerce, et très certainement la vie avant cela. Dans l’ancien lupanar transformé en atelier, Junil passe de nombreuses années à encoller les pages des rouleaux, apprenant clandestinement à lire grâce à l’aide de l’esclave Tresdits (Troisdoigts). Elle découvre alors Ovide et son Art d’aimer, prodigieux à ses yeux, car fruit d’un auteur vivant. Le négoce des livres n’étant rien à côté de la gloire accordée à ceux qui les font, le père exploite sa fille et l’envoie chaque jour voler des vers oubliés dans la bibliothèque de Minerve afin de les faire siens. Jusqu’à ce que les vers dérobés se retournent contre lui quand Junil décide de placarder un poème attaquant la plus puissante famille de la cité : elle se libère alors du désir d’un jeune patricien et d’un père abusif.
C’est ainsi que commence cette épopée littéraire, quand Junil, la jeune vierge lettrée, prend la fuite avec trois autres marginaux. Trois esclaves, issus de trois mondes différents : celui des armes, pour l’ancien gladiateur Dirmini ; celui des livres, pour le copiste Tresdits ; et celui des dieux, pour l’intendant Lafàs, dont l’existence était dédiée à Minerve, protecteur des voix du passé et des volumen et rouleaux où elles étaient conservées. Ils emportent avec eux l’un des rouleaux contenant une partie des Métamorphoses d’Ovide, livre désormais interdit puisque son auteur a été banni par l’empereur Auguste. Ils emportent également une indication sur le lieu où le poète s’est rendu : Tomis. Et un espoir : au Nord, toujours plus au Nord sur les terres barbares, il existe un peuple, les Alains, qui ne possède pas d’esclaves.
Dans leur marche, les fugitifs vont croiser plusieurs individus qui décideront de leur emboîter le pas, de se libérer de l’esclavage et de s’agréger à une communauté libertaire, dans laquelle chacun apporte ses compétences et prend l’ascendant en fonction des circonstances. Une société inédite, qui apprend à se comprendre et qui se dote d’une langue nouvelle grâce aux passerelles que sont la traduction et l’interprétation, par le biais des erreurs, des incompréhensions et des réécritures personnelles.
Junil n’a qu’un seul objectif, remettre le texte à Ovide pour qu’il puisse en réécrire la suite, et s’offrir à lui. Tomis n’est pourtant pas la destination ultime d’un roman qui est un voyage en annonçant d’autres. Ovide n’est d’ailleurs qu’une métamorphose de plus, sa présence absente est le fil rouge de la création suivi par Junil dans ses déplacements, qui entraîne tous les autres.
Analyse :
Avec ce roman, qui a été récompensé par le prix Premi Òmnium en 2021, Joan-Lluís Lluís entre dans le catalogue de Club Editor, qui rééditera ses premiers textes.
L’auteur joue avec les codes du roman historique, créant un univers référentiel identifiable mais non marqué. Il joue également avec ceux du roman d’apprentissage et du roman d’aventures, proposant aux lecteurs l’aventure d’un déplacement. Un « voyage vers la liberté et la littérature » pour son auteur, et pour ses personnages.
Dans une prose riche, qui n’hésite pas à creuser la matérialité des corps et des situations, inhérente aux aléas de la vie des fugitifs sur les chemins, mais qui propose également de véritables éclats poétiques, Joan-Lluís Lluís compose un texte à la croisée de l’églogue et de l’épopée. Dès la première phrase (« Il était une fois un homme qui méprisait sa fille », “Una vegada hi havia un home que menyspreava la seva filla”), la maîtrise de l’oralité et de la fausse simplicité frappe le lecteur. Le tout dans un texte en train de se faire, dans une fable qui est en elle-même un art de la fable, comme pouvait l’écrire La Fontaine.
L’écrit et l’oral, la littérature et la lecture sont les protagonistes de cette épopée en marche, qui montre l’art en train de se faire, le texte en train de se lier et tisser au fur et à mesure que les anciens esclaves se libèrent et se lient les uns aux autres dans une histoire dont ils s’approprient, à tous les points de vue, la narration. Ils apprennent non seulement à se parler en créant une langue nouvelle, mais également à se dire, par la découverte de l’affabulation des devins, par les poèmes transmis oralement par les aèdes, mémorisés et métamorphosés par ceux qui les écoutent, même s’ils n’en comprennent par complètement la langue, par le mensonge vrai, enfin. Chacun des anciens esclaves découvre le pouvoir créateur de sa parole.
Le roman est un puissant hommage à l’art des conteurs, il met en scène le pouvoir transformateur des histoires. Il évoque les usages de la littérature, depuis l’exploitation sans scrupules du père de la protagoniste, qui vole éhontément les vers des auteurs perdus pour se créer une gloire personnelle, jusqu’aux révélations collectives et intimes du pouvoir des textes, oraux puis écrits, sur les individus dans leur parcours en quête d’une réalisation personnelle et d’une expérience libre.
Ce récit, très efficace également, au rythme prenant et entrecoupé d’ellipses ouvrant l’imagination, associe dans une utopie sur l’aventure collective les questions de la frontière, de l’exil, du sacrifice, de l’altérité et de l’esclavage. Dans son appréhension et son rejet de la langue de l’Empire, aisément transposable aux tensions opposant le catalan à l’espagnol et au français, l’auteur propose une réflexion atemporelle sur la création textuelle et sur l’altérité. Il crée un mythe nouveau, tout en posant finalement cette question : qui sont réellement les Barbares?
Citations : Et voilà comment Junil, Troisdoigts, Lafa, Vertepeau et Arbre se mettent au service de gens dont ils ignorent tout, et travaillent. Arbre, en vérité, fait bien peu de chose de sa seule main valide, mais tous, ceux qui donnent le travail comme ceux qui travaillent, l’appellent pour qu’il traduise, et voilà qu’il se rend compte que verser des mots et des phrases d’une langue à l’autre est aussi chose utile et fatigante, même si le corps est épargné, ce qui veut dire que cela aussi doit être un vrai travail.
— Ça a un nom, ce travail ? demande-t-il à Vertepeau, qui faisait quelques semaines auparavant ce qu’Arbre fait aujourd’hui.
— Bien parler, c’est comme ça que je l’appelle. J’ai commencé à bien parler la première, et maintenant c’est toi. Je suis bien contente de te laisser la place. Tu as raison, c’est fatigant, même si le corps est épargné.
Tous parlent la langue de tous, ce qui veut dire qu’ils ont confectionné lentement une seule langue, qui leur est utile quand ils s’adressent à tous, ou quand ils parlent à ceux d’entre eux qui n’ont pas la même langue qu’eux. C’est un mélange que personne parmi eux ne pense être une langue entière, et peut-être est-ce pour cette raison qu’ils ne lui donnent pas de nom, une langue mixte qui penche du côté de l’Empire ou du côté des barbares en fonction de celui qui la parle, et qui n’est jamais la même ; une langue qui fluctue et qui clapote et dont le principal critère de fixation est la progressive compréhension de tous. Elle est semblable à un mur fait de briques, de paille, d’os, de pierres, de coquillages et de tout ce qui lui permet de tenir droit. C’est la langue bribes et la langue morceaux. Et ils parlent et ils se comprennent, et, quand ils ne se comprennent pas, ils essayent d’autres mots, d’autres déclinaisons, d’autres improvisations, sur des sentiers étroits, par bonds en avant et en arrière, toujours avec des hésitations, des imprécations, des gestes et des ahanements. Et nul ne comprend jamais totalement tout de ce que l’autre dit, dans cette langue, si ce qu’il dit nécessite, pour être dit, plus de deux ou trois phrases consécutives. Ils se comprennent parce qu’ils font l’effort de se comprendre.
Presse : « Le tout à un air de récit barbare mais poli, une touche sauvage bien dosée. La prose est d’une robustesse quasi physique, mais elle est soignée jusqu’au raffinement. Les scènes les plus vibrantes sont celles où l’expérience des protagonismes est véhiculée par un laconisme primitif, cru et éloquent », Pere Antoni Pons, journal Ara — Una aventura fundacional: Joan-Lluís Lluís publica ‘Junil a les terres dels bàrbars’
« Ce roman est une réflexion sur le pouvoir des mots (à travers la littérature, la poésie, la traduction et l’écriture), sur l’exil et la survie. Ce sont la langue et la littérature, dans toutes les couches de la société, qui sont célébrées et indispensables à l’avancée des personnages vers la liberté », Joana Serra, journal La Veu dels Llibres — ‘Junil, a les terres dels bàrbars’, de Joan-Lluís Lluís
« C’est le bonheur des mots qui permet d’écrire des romans aussi frénétiquement littéraires comme Junil a les terres dels barbars, le meilleur livre de Joan-Lluís Lluís », Ponç Puigdevall, journal El País — ‘Junil a les terres dels bàrbars’, de Joan-Lluís Lluís: L’aventura d’explicar històries.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
SUITE
Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
SUITE
Catégorie
Bienvenue sur le site de New Spanish Books, un guide des...