Marie-Odile Fortier-Masek a une vaste trajectoire en tant que traductrice littéraire de l'espagnol et de l'anglais. Elle a notamment traduit, parmi d'autres grands noms de la littérature contemporaine, Vladimir Nabokov, Ana María Matute, Javier Marías, Alice Munro, García Lorca, Henry Miller.
Comment êtes-vous entrée dans le monde de la traduction ?
Comme tous les ados, j’ai eu des rêves, bien sûr ! jJai courtisé des chimères et même caressé l’idée de faire carrière au théâtre, allant jusqu’à apprendre par cœur les grandes tragédies, jusqu’au jour où, me montrant un ouvrage de Thomas Merton, traduit de l’anglais par Marie Tadié, mon père me confia son émerveillement face au travail du traducteur, ce ‘passeur’ grâce auquel il appréciait cette œuvre à sa juste valeur. Ce fut le déclic qui orienta mes études et précisa ma vocation.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la littérature espagnole ?
Élève au Lycée Victor-Duruy, j’ai eu la chance d’avoir pour professeur une femme remarquable qui a su, entre autres, nous passionner pour Lorca à travers le Romancero Gitano.
Quel est le premier livre que vous avez lu en espagnol ?
Platero y yo de Juán Ramon Jiménez, un merveilleux ouvrage que j’ai lu et relu. Je l’ai aimé ce petit âne, ‘pequeño, peludo y suave, blando como si fuera de algodón y con los ojos negros y brillantes como el azabache’, confident et complice du jeune narrateur, ‘vestido de lutón, de barba nazarena y un breve sombrero negro’ qui, au rythme de leurs cœurs, au rythme des saisons, nous invitent à renouer avec l'enfant en nous.
Quels sont vos rapports avec les écrivains que vous traduisez ?
Quitte à vous surprendre : je me définirais comme une ‘mère porteuse’, entendant par-là que je porte leur enfant ; il s’établit donc entre l’auteur et moi une relation de confiance mutuelle suivie d’une gestation parfois difficile, fondée sur le respect de l’altérité originelle de son ‘enfant’.
Je préfère, en général, cultiver certaine réserve vis-à-vis de mes auteurs, mais je demeure toujours ouverte à leurs suggestions : reste à savoir si les taches de rousseur notées chez le nouveau-né sont une marque de fabrique ou un souvenir de la mère porteuse.
Choisissez-vous les livres que vous traduisez ou vous choisissent-ils ?
Bien sûr que je choisis les livres que je traduis ! Comment pourrais-je m’embarquer pour plusieurs mois avec un compagnon qui me fera périr d’ennui ou rougir de honte ! Il m’est arrivé de refuser un ouvrage qui n’était pas ‘dans ma voix’ : la traduction a sa voix intime, sa musique, fût-elle ce que j’appelle une musique du silence ; chaque auteur a son langage harmonique, vous ne sauriez chanter un air d’opéra qui n’est pas dans votre voix.
Si je choisis les livres que je traduis, l’inverse peut toutefois se produire. Un jour, en passant dans une librairie anglaise, j’ai été attirée par un ouvrage dont la couverture représentait un célèbre tableau de Vermeer, je l’ai acheté et, séduite par le texte, je me suis précipitée chez un éditeur : le lendemain, ce dernier prenait une option et six mois plus tard, l’ouvrage paraissait sous le titre de La jeune fille à la perle.
Quel est le livre en langue espagnole que vous aimeriez traduire ?
Ayant toujours eu un faible pour le roman naturaliste, j’ai traduit pour mon plaisir, durant le confinement, El 19 de marzo y el 2 de mayo de Benito Pérez Galdós. J’aimerais mieux connaître son théâtre et traduire l’une de ses pièces.
En proie à la témérité, à la présomption, et à l’impéritie de la folle jeunesse, j’ai aussi rêvé jadis de traduire des classiques tel qu’El diario de Cristóbal Colón à partir de l’édition originale !
J’aimerais avant tout ‘flâner’ dans la littérature espagnole contemporaine et découvrir avec passion de jeunes talents.
Quel est de votre point de vue l’intérêt des lecteurs français pour la littérature et la culture espagnole ?
J’ai souvent eu l’impression que la littérature espagnole contemporaine n’était pas assez présente dans les librairies françaises, allant jusqu’à faire parfois figure de parent pauvre à côté de l’opulente littérature d’Amérique du Sud, ce qui est injuste. Il serait bon de sensibiliser les éditeurs français aux parutions des jeunes écrivains espagnols, pourquoi ne pas organiser de petits groupes de lecture en vue d’échanges autour de leurs œuvres et de suggestions auprès des éditeurs, selon nos coups de cœur ?
Parmi les grands auteurs espagnols, lesquels ne sont pas connus en France?
Ces écrivains du XIX° siècle, tels que Emilia Pardo Bazán, qui introduisit le roman naturaliste, Benito Pérez Galdós, Pío Baroja, Ramón del Valle-Inclán, me viennent aussitôt à l’esprit, mais je pense à d’autres auteurs plus récents encore trop peu connus, telle qu’Ana María Matute.
Un de mes regrets est de ne pas m’être assez familiarisée avec le théâtre contemporain espagnol, hormis Lorca. Dans ce domaine aussi, il y a des projets à encourager. Sous forme d’ateliers ? De séminaires ?
Que traduisez-vous en ce moment ?
Vous me voyez plongée dans Tomás Nevinson, le dernier ouvrage de Javier Marías auteur que j’apprécie particulièrement et dont je suis le traducteur ; il est paru en juin, chez Alfaguara.
Quel est votre mot préféré en espagnol ?
Mon mot préféré en espagnol est… Tijeras
Lors d’un séjour à San Sebastián à l’âge de onze ans, j’avais décidé d’en repartir en parlant espagnol sans accent ! Pour dompter la jota, cet horrible phonème dit guttural, je répétais chaque jour pendant une heure le mot Tijeras devant un miroir !
Et pour la petite histoire…
Bien sûr qu’il se noue parfois des liens personnels avec l’auteur ! Je pense à mon ami, Erich Segal, l’auteur de Love Story, qui m’appela un soir à une heure tardive afin de lui suggérer un parcours parisien pour deux jeunes tourtereaux britanniques, héros d’un futur roman. Il le lui fallait pour le lendemain. Quittant Reims à l’aube, je filai à Paris à seule fin de finaliser et chronométrer la promenade.
Quant à cette grande dame des Lettres contemporaines espagnoles que fut Ana María Matute, elle m’en aura fait voir en fac sous forme de versions avant que l’on ne me propose de la traduire. Son Paraíso inhabitado fut pour moi un vrai Paradis, un bonheur retrouvé, qui, des années plus tard, me fit oublier les emportements de Pierre Fouché, à l’époque maître incontestable en philologie, suppôt de Ionesco, glacial témoin des déboires de ces pauvres consonnes qui devenaient affriquées pour peu qu’elles s’associent, ou fautent, avec une occlusive et une fricative.
Avec Javier Marías, j’ose dire que rien ne saurait mieux dépeindre la relation auteur/texte-traducteur que l’une des trois fresques d’Eugène Delacroix de l’église Saint-Sulpice ; laissant néanmoins de côté celle de Saint-Michel terrassant le dragon, contentons-nous du combat de Jacob avec l’Ange : la sérénité de l'ange face aux efforts de l'homme qui refuse de se soumettre en dit juste assez. Restons-en là.
Traducteur, où est ta victoire ?
Marie-Odile Fortier-Masek
16 septembre 2021
PS Et toujours se rappeler que ‘ traduire, c’est embrasser une jolie femme… à travers un mouchoir !’
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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