ARTICLES ANTÉRIEURS
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre. Il est secrétaire général du Prix Casanova et membre du jury du Prix Méditerranée.
Il a été critique musical pour Les Inrockuptibles de 1996 à 1998, et pour le mensuel de musique classique Répertoire de 1996 à 2000.
En 2015, sa nouvelle vénitienne San Michele a remporté le prix méditerranéen de l'essai. Il a remporté le prix Hennessy du journalisme littéraire en 2018.
Son roman cubain Barroco bordello a été finaliste du prix Femina en 2020.
Découverte monde hispanique
Longtemps, j’ai négligé – à tort - le monde hispanique et sa littérature. À part quelques poèmes traduits, de García Lorca, de Neruda, un roman de Reinaldo Arenas, et Ficciones de Borges. Il aura fallu, il y a un peu plus de 25 ans, une rencontre amoureuse, à Paris, pour que cette passion s’accompagne d’une découverte, inépuisable et émerveillée, des rivages des Lettres d’Espagne et de l’Amérique latine. Cette jeune femme était une Cubaine aussi sensuelle qu’érudite. En quelques mois, grâce à elle, je devins familier aussi bien de José Lezama Lima, de José Martí, de Javier Marías que de Juan Ramón Jiménez, qu’elle me faisait lire dans le texte. Sans compter les refrains de Los Van Van, du Buena Vista Social Club ou de Joan Manuel Serrat, les couplets déchirés d’Enrique Morente sur des vers de Machado ou de Miguel Hernández.
Une langue vous pénètre d’abord par l’oreille. Elle s’épanouit au fil des voyages et des rencontres. D’abord La Havane et Santiago de Cuba, puis Madrid, Cordoue, la Galice, Gijón et les Asturies (en compagnie de Philippe Lançon), Cadix (où je suis retourné à plusieurs reprises), Grenade, Ségovie, jusqu’aux Canaries et Santo Domingo.
Je me revois encore, sur le muret du Malecón, un soir d’été, il y a plus de vingt ans, alors qu’elle me lisait ce long poème de Lorca, La casada infiel, dédié à la Cubaine Lydia Cabrera. J’en avais appris les meilleurs vers par cœur. Dont ceux-ci, à mon avis les plus beaux jamais écrits en espagnol : « En las últimas esquinas / toqué sus pechos dormidos, / y se me abrieron de pronto / como ramos de jacintos ». Nous vivions à une centaine de mètres du bord de mer, dans le quartier du Vedado, où je devais m’installer quelques années plus tard. Entretemps, j’avais écumé les caisses des bouquinistes de la Plaza de Armas, dégotant pour quelques pesos de précieuses éditions originales, dont celles du grand poète Ángel Escobar, mort à 40 ans, celui qui avait écrit ce vers magnifique : « Hay una Isla en el centro del deseo ».
Et finalement, à force de ténacité, de travail, mais aussi de plaisir, j’étais parvenu à plus ou moins maîtriser cette nouvelle langue, malgré les pièges, les faux-amis : un monde nouveau pouvait s’ouvrir à moi. Avec des mots, appréciés juste pour leur sonorité, et qui ont réussi à s’imposer en bousculant mon lexique personnel. Ainsi, « moineau » a été remplacé par « gorioncito », et « bosser » par « pinchar » (encore un cubanisme). Sans parler des expressions idiomatiques ou proverbes : « Meter la pata », « Cuando el río suena, agua lleva », « Quedar en la página dos »…
Depuis, ce goût immodéré pour la langue espagnole ne m’a pas quitté. Quelques années plus tard, alors que cette histoire d’amour appartenait au passé, j’entrais à la rédaction du Figaro littéraire. Où on me donnait notamment carte blanche pour m’occuper du monde hispanique. Dans le même temps, je me suis mis à lire régulièrement les suppléments littéraires de la presse espagnole (Babelia, El Mundo, ABC…) ainsi que quelques blogs ou sites en ligne. D’une part pour suivre l’actualité, et d’autre part pour découvrir de nouveaux auteurs, y compris des écrivains oubliés et réhabilités. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer, et à plusieurs reprises, Mario Vargas Llosa, Leonardo Padura et Pedro Juan Gutiérrez (tous les deux à La Havane), Javier Cercas, Antonio Muñoz Molina, le regretté José Manuel Caballero Bonald (près de Jérez de la Frontera), Juan Gabriel Vásquez… Et j’en oublie. Avec ce regret : n’avoir pas pu rencontrer celui que je place aux meilleures places de mon panthéon personnel : Ricardo Piglia, tout comme Roberto Bolaño.
Ce qui me lie également à la langue de Cervantes et de Quevedo, c’est mon fils cadet, Flavio, né à La Havane il y a vingt ans, qui a grandi aux États-Unis, et qui vit désormais à New York. Le castillan est notre seule et unique langue d’échange.
Au chapitre des connaissances et des complicités, entretenues en ma qualité de critique littéraire, j’ajouterai les Argentines Pola Oloixarac, et Leila Guerriero (avec qui je correspond régulièrement, en espagnol), qui sont devenues des amies, ainsi que quelques traductrices, comme Isabelle Gugnon, Annie Morvan, Laura Alcoba. Et avec qui nous échangeons des conseils de lecture et des recommandations. À ce propos, ma dernière rencontre marquante a été celle de la jeune María Sánchez dans les environs de Cordoue, début 2020, après avoir lu son récit intimiste, Tierra de mujeres. Vétérinaire, auteur andalouse qui se revendique éco-féministe, elle m’a fait découvrir son univers, en m’invitant dans quelques fermes d’élevages de chèvres dans la Sierra, tout en évoquant ses influences littéraires, et ses projets.
Cette jeune génération d’écrivains est passionnante à lire et à connaître : ils renouvellent notre vision et notre approche du monde. Je pense notamment au Cubain Carlos Manuel Álvarez (qui a pris le chemin de l’exil), à l’Argentine Mariana Enríquez, à la Mexicaine Fernanda Melchor, à la Vénézuélienne de Madrid, à Karina Sainz Borgo, et à l’étrange Canarienne, Andrea Abreu.
En général, chaque fois que j’écris sur un livre nouvellement traduit en français, je lis – si ce n’est fait auparavant - le texte original. Ce qui me permet également de découvrir un autre lexique, venu de Colombie, du Mexique, du Pérou ou d’Argentine (où les gallicismes abondent). Découvrir, mais aussi explorer. Lors de la publication d’Automoribundia en 2020, à La Table Ronde, je me suis immergé dans l’univers de Ramón Gómez de la Serna, relisant avec plaisir et admiration ses Greguerías, et découvrant son livre passionnant sur Paris, ainsi que son Journal posthume. C’est ainsi que de fil en aiguille, par un phénomène d’échos et de correspondances, j’ai fait la découverte d’aphoristes tels que José Bergamín (à mes yeux, injustement négligé par la postérité), l’étrange Antonio Porchia, et son compatriote Oliverio Girondo (Veinte poemas para ser leídos en el tranvía).
Mais sans doute, apprendre, découvrir et apprécier ne suffit-il pas. C’est sans doute la raison pour laquelle, ces lectures, ces références, je les ai digérées en les faisant figurer dans certains de mes livres. Dans mon récit vénitien, San Michele, j’ai fait un clin d’œil au Concert baroque d’Alejo Carpentier ; dans Barroco bordello, livre sur Cuba, j’ai glissé des réminiscences de José Lezama Lima ou de Virgilio Piñera, fait apparaître Lorca qui y fit un long séjour en 1930, après avoir vécu quelques mois à New York ; New York, décor de mon prochain roman à paraître en septembre 2022, Long Island, baby, où notamment le poète du Romancero gitano revient, en compagnie de Juan Ramón Jiménez et de Gabriela Mistral (qui a fini sa vie à Long Island). Et c’est en écrivant ce livre, que j’ai retrouvé dans ma bibliothèque le recueil d’un poète que j’appréciais beaucoup, il y a une vingtaine d’années, José Hierro ; son titre : Cuaderno de Nueva York. Et un peu plus tard, un gros livre sur les Américains engagés durant la Guerre d’Espagne, aux côtés des Républicains, dans la fameuse Brigade Abraham Lincoln, coincé entre un roman posthume de Guillermo Cabrera Infante (Cuerpos divinos) et le Journal de Juan José Millás, La vida a ratos, abondamment annoté.
Et comment terminer ce texte, un peu fouillis ? En musique bien sûr. En rappelant le nom des musiciens, compositeurs et chanteurs qui m’accompagnent depuis vingt-cinq ans (certains ayant d’ailleurs adapté quelques textes littéraires), et dans le désordre : El Cigala, Camarón de la Isla, la Estrella, Joaquín Sabina, Benny Moré, Bola de Nieve, Astor Piazzolla et Luis de Pablo, le Gaditan Chano Lobato. Et tant d’autres.
Thierry Clermont
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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