Dans une grande demeure de l’Axarquia, près de Malaga et face à la mer, c’est Sunset Boulevard sur fond d’opéra. Ingrid Balaguer, soprano de renommée internationale âgée de 72 ans, se pétrifie méchamment depuis des années dans Alzheimer. Elle est veillée par son mari, le pianiste Elias Leiva, 55 ans, qui a commencé par être son homme à tout faire, son souffre-douleur et son accompagnateur. Sa passion et son état lui ont sans doute coûté sa propre carrière. Autour d’eux, un petit monde d’employés à domicile : Milagros l’infirmière, que dans une crise Ingrid va finir par blesser gravement avec une aiguille ; les jardiniers Mauro et Fatima, qu’Elias observe au télescope tandis qu’ils font l’amour, et qui s’occupent également des trois chevaux qui finiront mystérieusement empoisonnés, et qui servent à Mauro de véhicule pour transporter de la drogue venue du Maghreb ; Inès enfin, qui apparaît quand Milagro est à l’hôpital.
La musique, ou le souvenir de la musique, organise le lent ballet physique et psychologique entre ces personnages. Elle se mêle au désir, à l’amour, à la mémoire du désir et de l’amour. Celui qui se souvient face à celle qui oublie, c’est Elias. Tout en jouant des airs de Bach, de Debussy, de Rachmaninoff, il se souvient des précédents amours d’Ingrid ; de sa rivalité et de la mort de son amant Horacio, un aventurier qui a fini dans un glacier de l’Himalaya ; des grands moments de sa carrière, mais aussi de concerts mémorables auxquels ils ont assisté. En particulier, Montserrat Caballe chantant Norma à Paris en 1973, et alors qu’Ingrid s’enfonce dans la maladie, le Requiem de Verdi dirigé en 2003 par le chef d’orchestre Claudio Abbado, qui relevait d’un cancer et qui semblait présider, avec un génie à la fois fragile et perceptible, à sa propre résurrection : Ingrid « semblait se diluer d’une façon inédite dans la grandeur de l’oeuvre et dans sa forme. De la cantatrice avait disparu l’égocentrisme rageur, se dissolvant dans le génie des autres et dans une origine située au-delà du temps vécu par elle, du temps qu’il restait à vivre à Abbado, du temps qui correspondait aux musiciens présents et de celui qui avait correspondu au compositeur et au livret du Requiem.»
Le monde déliquescent et fini d’Ingrid et d’Elias est filtré, d’un bout à l’autre de ce roman saturé d’érudition, par les œuvres qu’ils ont interprétées, qu’il interprète où qu’ils écoutent. Il y a une play-list à la fin, mais ce n’est qu’un échantillon des innombrables morceaux qui constellent le récit, comme des fruits confits le font d’un pain d’épice. Constellent, ou nourrissent ? Cela dépend des pages, des scènes. Dans les plus réussies, les airs qui circulent donnent le ton et déterminent l’atmosphère qui enveloppe les personnages, leurs paroles, leurs actions. Cette atmosphère est tantôt sensuelle, tantôt agressive, tantôt déprimée, tantôt euphorique, presque toujours tendue et menaçante. La perspective de la mort règne, et celle d’une vie ratée n’est jamais loin. À mesure qu’Ingrid se défait, Elias développe son talent de pianiste, jusque-là empêché, et devient sur le tard un concertiste renommé -ce que, dans ces moments de lucidité, elle prend mal. Il finit même par composer, quasiment sur son lit de mort -une mort qu’il a accélérée avec l’aiguille funeste qui avait blessé Milagros. Tout fait écho à tout, à la limite du kitsch et du sublime, comme à l’opéra. De grands et authentiques musiciens, comme ceux déjà cités, mais aussi Martha Argerich, se mêlent aux personnages de fiction sans qu’on sache si les premiers ajoutent aux seconds ou si les seconds enlèvent aux premiers. Tout est mal qui finit bien, mais peut-être pas. Il n’est pas certain qu’Elias, qui a « refait » sa vie, vendu la maison, épousé une femme qu’il aime et eu un enfant, puisse survivre longtemps à la cantatrice qui l’avait dévoré.
Le livre est trop long, trop ouvertement érudit (ceux qui ne sont pas familiers de la musique classique risquent de s’y perdre), trop chargé de redondances, de complaisance à l’imagination et d’effets de style « virtuoses », et il ne sera pas simple à traduire, mais son utilisation de la musique, l’originalité de sa trame, l’aspect fantomatique et entêtant des personnages, comme des bougies de magie noire trop parfumées, méritent l’effort du traducteur et du lecteur -lequel, une fois le livre refermé, pourra écouter les morceaux qui le traversent et l’animent.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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