Sophie Savary par Jacques Bretin.
J’ai appris l’espagnol à 24 ans dans la rue. L’andalou de la calle, à Séville. J’avais un accent tellement prononcé que mes amis m’appelaient la « gitana rubia », la gitane blonde. Le monde hispanique avant 1992 et Séville était en dehors de mon univers. Née en Normandie, avec des origines anglaises, mes langues étaient plutôt celles du Nord. L’anglais, l’allemand, je n’ai jamais appris l’espagnol à l’école, ce sont mes études de géographie qui m’ont ouvert les portes de l’Espagne. En 1992, j’ai décidé de partir à Séville pour apprendre l’espagnol et travailler sur la fameuse Expo’92 et ce qu’elle pouvait avoir comme incidences sur la ville andalouse. Ce fut comme mettre le pied dans un nouveau monde, j’y ai absolument tout découvert : le mode de vie espagnol, la musique et bien sûr García Lorca, Becquer, Antonio Machado. Là-bas, tout en écoutant Juan Luis Guerra, nous lisions aussi les flamboyants latino-américains que Carmen Balcells avait fait connaître en Europe (mais je n’en savais alors fichtre rien, de l’importance des agents pour faire connaître des continents entiers de littérature) : García Márquez surtout, Vargas Llosa, et Borges (dont je ne connaissais alors que la poésie).
En rentrant en France je savais que la ville espagnole serait mon terrain d’exploration. Après une interruption disons pragmatique (l’agrégration de Géographie, début de l’enseignement dans le secondaire), je suis vite revenue à mes amours : l’Espagne et la littérature. C’est donc en entreprenant une thèse de géolittérature que je retournai en Espagne, mais cette fois-ci pour plonger dans l’imaginaire de la ville du Nord, celle qui deviendrait ma ville d’adoption. La ville catalane pour laquelle j’apprendrais une nouvelle langue, que j’arpenterais dix années durant, que j’habiterais, où je donnerais naissance à mon premier fils. C’est vraiment à Barcelone que j’ai rencontré les complices littéraires qui m’accompagnent toujours : le maître pour moi, Juan Marsé, bien sûr Manuel Vázquez Montalbán, Eduardo Mendoza, déjà Andreu Martín, Luis Goytisolo, les lettres catalanes de Mercè Rodoreda, Montserrat Roig Terencí Moix… Je découvris en parallèle le travail de recherche en littérature et le métier de traducteur en intégrant le groupe GREC de Grenoble dirigé alors par Georges Tyras. Co-directeur de ma thèse avec le professeur de la UAB Fernando Valls pour la partie littéraire (j’avais aussi un directeur géographe, bien sûr puisque ma thèse était soutenue en géographie), Georges m’a ouvert les portes de la critique et de la recherche littéraire. Je rencontrais alors les traducteurs grenoblois (Jean François Carcelen, Juan Vila, Benoît Mitaine, alors doctorant comme moi, Edmond Raillard, etc.), des savants littéraires qui connaissaient particulièrement bien le monde du roman noir espagnol. Avec eux j’ai lu et rencontré les auteurs qui seraient ensuite mon premier monde littéraire adoptif à Barcelone. Grâce à Georges Tyras j’ai aussi rencontré un auteur de l’envergure de Marsé, Alfons Cervera. Depuis, je le retrouve environ une fois par an, un ami cher, un ami de combat. Juan Marsé m’avait appris le pouvoir des images et la force de l’oralité écrite, Alfons a poursuivi ce chemin tracé par Marsé, le chemin des narrations poétiques, orales, sans jamais un mot de trop. Des textes où tous les boulons sont serrés, dignes des thèmes graves qu’ils abordent : le silence sur la période franquiste de la part des parents, le devoir de mémoire, la gravité de la trahison démocratique de la Transition. Bien sûr Manuel Vázquez Montalbán les accompagne, et aussi ailleurs Suso de Toro, Juan Madrid, avec d’autres types de narration.
Je n’ai plus jamais quitté le monde littéraire de Barcelone, le mundillo. J’ai démissionné de l’Éducation Nationale pour ouvrir une librairie de quartier et spécialisée en espagnol et catalan à Montpellier. Accompagnée de tous ces complices, j’ai peu à peu rencontré les éditeurs espagnols et français.
La librairie « Un jardin de livres », j’en garde un souvenir émerveillé : chaque jour me passaient dans les mains les romans des auteurs contemporains hispaniques et catalans, les nouveautés que je faisais découvrir à une clientèle passionnée d’Espagne et de littérature espagnole (de nombreux enfants de Républicains espagnols exilés après la guerre civile ainsi que beaucoup de Latino-américains résidant dans la région). Nous lisions déjà en 2011 les romans traduits, ou pas encore, de Víctor del Árbol, Carlos Zanón, Aro Saínz de la Maza, Cristina Fallarás, Carlos Salem ; les catalans tel Jaume Cabré et son puissant roman Jo confesso, les jeunes latinoaméricains tels Andrés Neuman, Santiago Roncagliolo, Samantha Schweblin ou Mariana Enríquez, les auteurs de BD Antonio Altarriba, Guarrido et Díaz Canales, les auteurs des Edicions de Ponent, et tant encore. Désormais des centaines d’auteurs faisaient partie intégrante de mon univers littéraire, ma bibliothèque personnelle gonflait comme rivière au printemps. Un rêve était réalisé : j’étais entourée de livres et je rencontrais incessamment mes héros, les auteurs, les éditeurs, les traducteurs de livres. Dans les festivals ou les salons, notamment la Comédie du livre, de vraies amitiés se sont tissées, des complicités professionnelles solides, le premier pan du réseau sur lequel repose aujourd’hui mon agence. Toute libraire que j’étais (c’est-à-dire fidèle au poste dans sa librairie 6 jours sur 7), je trouvais le temps de répondre aux invitations des fiestas littéraires barcelonaises, celles de la Sant Jordi, celles de la rentrée RBA, etc). Je traversais la frontière comme les colporteurs, la valise pleines de livres ramenés des petits éditeurs catalans. De nouveaux amis entrèrent dans la librairie : les auteurs de la maison d’édition de noir Alrevés par exemple, pour qui j’ai toujours une place aujourd’hui dans le catalogue, les amis d’Alrevés : Jordi Ledesma, David Llorente, Sebastiá Bennassar, Carlos Bassas del Rey, etc.
Et puis j’ai fermé la librairie en 2013. Deux ans après l’avoir ouverte. Restait le réseau solide du monde du livre, et un club de lecture hispanique, la peña del jardín, qui nous réunit toujours aujourd’hui une fois par mois pour échanger sur un livre choisi. Les deux derniers, hmm, Juan José Saer et Carmen Laforet. Plusieurs auteurs espagnols qui étaient passés par la librairie, et avec qui j’avais sympathisé, m’ont suggéré de devenir agente. Agente. De quoi s’agissait-il au juste ? Un nouveau métier, après avoir changé de vie à peine trois ans auparavant. N’était-ce pas en fait un chemin continu entre le métier d’enseignant et celui de libraire, une activité d’accompagnement et de passeur ? Il m’était donné cette fabuleuse chance d’accompagner des auteurs, ceux que j’admire depuis que je sais marcher, pour diffuser leurs livres dans d’autres langues. Être un pont entre les auteurs et les éditeurs que j’avais côtoyés quotidiennement en tant que libraire. Avec qui j’avais nourri des complicités, en France comme en Espagne. Je commençai donc ainsi, en représentant des auteurs catalans et français pour les faire traduire de part et d’autre des Pyrénées. Le tout premier à me « demander en agente » fut le Barcelonais Gerard Guix. Le premier Français Catalan fut Gildas Girodeau. Un catalogue d’auteurs naissait grâce à G.G. et G.G. Gerard et Gildas, aujourd’hui de mes plus chers amis, tous deux lus désormais en français et en catalan.
Restait à construire mon catalogue d’auteurs, gagner peu à peu la confiance des éditeurs (mon parcours étant inhabituel puisque généralement les agents viennent du monde éditorial et non de la librairie ou du monde universitaire). J’ai alors pensé à un ami dont j’admirais absolument l’œuvre, que j’avais connu grâce à Mathias Énard lors d’une Comédie du livre mémorable (celle où je rencontrerais les premiers amis de la fameuse bande de la revue Lateral à Barcelone, Mathias, Juan Gabriel Vásquez, Juan Trejo et...Robert Juan-Cantavella).
Avec Robert nous nous sommes retrouvés un doux après-midi à l’un de mes bureaux préférés à Barcelone (le second étant les terrasses de la plaça de la Virreina à Gràcia) : le patio de l’Ateneu (la fameuse Ecole d’écriture de Barcelone). Ce lieu est un écrin de calme et de bonheur, caché au cœur de la Ciutat Vella. J’avais demandé de l’aide à Robert : « je voudrais pouvoir représenter des auteurs espagnols en France, en connais-tu qui me suivraient dans cette aventure ? ». Robert est arrivé avec deux manuscrits, et m’a dit : « lis ces deux romans, si ça te plaît, ils sont OK pour partir avec toi ». C’était le premier roman de Juan Trejo, El fin de la guerra fría, dont je vendrais les droits à Actes Sud deux ans plus tard, et Cut and Roll d’Oscar Gual. Robert, libertaire, indépendant et réservé, n’en était pas encore à se proposer lui-même pour être représenté (il était d’ailleurs déjà traduit en français). Peu à peu le catalogue de l’agence a pris forme, toujours en mouvement. Robert nous a ensuite rejoint, l’une de mes plus grandes fiertés. Son œuvre fictionnelle est l’une des plus originales, subversives parmi les voix européennes actuelles. Tout pays européen devrait avoir traduit son roman Nadia. Il est l’exemple même de ce que je pense être un fait souvent avéré, et très utile à l’agent pour découvrir les pépites : lorsqu’un excellent traducteur passe à l’écriture de ses propres romans, il devient un excellent romancier (Robert est le traducteur en espagnol de Mathias Énard et de Daniel Pennac entre autres).
Depuis, l’agente, que fait-elle alors chaque jour? Tout d’abord, bien évidemment elle lit, elle lit beaucoup, à la fois les manuscrits de ses auteurs, ceux qu’elle aura pour rôle de faire publier ou faire traduire dans le monde. Ici et là, elle propose, suggère, encourage. Elle lit aussi les manuscrits de tous ceux qui aimeraient être publiés, représentés, auteurs venus du monde entier qui toquent à la porte chaque semaine. Il y a aussi les auteurs des collègues, les agents avec qui l’on forme un réseau en Europe et ailleurs. En Espagne, je travaille avec une dizaine d’agences et en étroite collaboration avec l’Institut Ramón Llull pour les auteurs catalans. Parmi ces agences, Oh!Books agencia literaria. Avec Juanjo, nous parlons quasiment chaque jour, son catalogue est toujours présents dans mes listes de droits. Grâce à lui, et je l’en remercierai toujours, j’ai pu rencontrer Manuela Carmena. Il m’avait confié la vente de son livre racontant son expérience de lutte comme magistrate et femme politique, un livre dont la réflexion politique m’a absolument séduite. Avec les éditions Indigènes à Montpellier, nous avons travaillé à l’adaptation du livre en français. Belle expérience que celle de l’editing, de transformer un texte avec son auteur pour l’adapter à une autre langue et une autre culture. Avec Parce que les choses peuvent être différentes sous le bras, nous sommes partis à la rencontre des lecteurs français. A Paris, trois jours avec Manuela Carmena, Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossmann, nous avons fait le tour des plateaux télé, des grands journaux, rencontré les politiques français qui voulaient absolument recevoir la Maire de Madrid, si exemplaire, si impressionnante. Elle m’a apporté beaucoup, dans ma réflexion de femme et dans ma réflexion politique. C’est pour faire passer des pensées et des textes comme ceux-ci que chaque jour je contacte les éditeurs du monde entier.
Être devenue agente d’auteurs hispaniques est un accomplissement. C’est l’ouverture infinie, le regard toujours orienté à l’horizon. Je suis désormais une géographe accomplie. J’ai souvent le vertige, le vertige devant tout ce qui est possible : emmener dans le monde entier, dans toutes les langues, des textes, des auteurs. Avec tous mes collègues de travail, les amis agents, le Ramón Llull à Barcelone, les traducteurs, celui qui m’aide chaque jour dans l’élaboration d’outils informatiques adaptés à l’activité d’agent, et bien plus.
Si j’essaie d’avoir un regard quelque peu prospectif sur le marché français et son accueil des livres hispaniques, il m’apparaît que la non fiction suscite de plus en plus d’intérêt, en particulier le journalisme littéraire, la narrative non fiction, en provenance d’Amérique latine. C’est un continent qui continue à fasciner en France, et il me semble qu’il y a aussi un regain d’intérêt pour la littérature latino-américaine ; les femmes romancières, du Salvador, d’Équateur, devraient attirer l’attention des éditeurs. Il y a aujourd’hui une génération de romancières très puissantes, notamment celles découvertes par la maison Candaya, que j’ai la fierté de représenter. Mónica Ojeda, bientôt traduite en France, Gabriela Ponce, Daniela Alcíbar… sont des jeunes femmes qui témoignent de leur condition de façon vraie et crue, voire cruelle, tout en poésie. Fuertissimes. D’Espagne, dominent toujours les romanciers du Noir, aujourd’hui les plus vendus. Une nouvelle génération, poétique, ironique voire cynique, et très, très, très noire, a émergé derrière les maîtres, on les retrouve dans la plupart des collections de noirs et de polars françaises, et ils ont je crois encore de beaux jours à venir. De façon générale, la littérature espagnole est toujours bienvenue en France, même s’il est difficile de nourrir les lecteurs qui aiment la littérature hors des sentiers battus, et pourtant si bien représentée par les nouvelles générations espagnoles. Avec des écrivains comme Pablo Martín Sánchez, ils sont heureux, mais ils peuvent se réjouir, la liste est longue de ceux qui pourront être accueillis dans les maisons françaises ; l’impétueuse, courageuse, vivifiante littérature hispanique s’incarne dans de très nombreuses voix, qu’il nous reste à traduire.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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