Daniel Ruiz
Lecteur: Delphine Valentin
Le roman s’ouvre sur la mort d’un ouvrier sur son lieu de travail, dû à une négligence de l’entreprise, qui n’a pas imposé ni respecté les règles de sécurité en vigueur. Federico Castilla, responsable du développement durable d’Oilgas Internacional, multinationale dans le domaine de la raffinerie de pétrole, fait immédiatement le déplacement à Pico Paloma, la petite ville où le drame s’est produit. Sa mission consiste à étouffer sans scrupule d’éventuelles dénonciations et à convaincre habilement la veuve de ne pas porter plainte, en contrepartie d’une indemnisation au montant ridicule. Avec un peu d’argent glissé dans une enveloppe, tous les obstacles tombent les uns après les autres: le maire de la ville, le représentant syndical, les associations locales, même les plus ancrées dans la protection sociale et environnementale - car bien sûr, l’entreprise n’est pas très regardante non plus quant aux conséquences écologiques de sa présence sur les lieux -, jusqu’à la presse, qui se soumet au plus puissant, en réduisant l’affaire à une simple maladresse humaine. La corruption est à l’œuvre à tous les niveaux de la société, chacun tente de tirer parti des faiblesses de l’autre dans cette société espagnole d’après la profonde crise de 2008. Et entre-temps Federico Castilla joue les Don Juan de pacotille, aussi peu de scrupuleux en «amour» qu’en affaires.
Le travail romanesque de Daniel Ruiz pourrait être qualifié de réaliste et social. Il nous parle de la société contemporaine, marquée par le chômage, la solitude, l’accélération des procédures, la déshumanisation. Ces «incidents» - là arrivent. Un homme tombe d’un échafaudage ou est écrasé par une grue, laissant une femme, des enfants, incapables de se défendre face au rouleau compresseur de la grande entreprise. Parfois, on en prend vaguement connaissance entre les rubriques faites divers et les pages «justice» de nos quotidiens. Mais ici, c’est un écrivain qui s’en empare, et la littérature semble bien la meilleure voie pour entrelacer tous les ressorts et les nuances de ces situations où chacun doit s’arranger avec la morale, avec sa propre idée de l’éthique, du bien et du mal, des limites dans lesquelles on pourrait se sentir encore humainement fréquentable.
Surtout lorsque, comme chez Daniel Ruiz, il y a une telle attention aux contradictions internes qui meuvent chaque personnage, à la complexité de ce qui les détermine à agir dans un sens ou dans l’autre. Sa littérature est vivante et vraie, s’y côtoie le ridicule et la bravoure, la tension et l’humour, et toute une faune humaine, avec sa vraie misère et ses passions tristes. Sa langue est en adéquation avec le sujet: des dialogues d’un parfait naturel dans leur oralité, alternant avec des focalisations sur les principaux personnages et une grande finesse pour s’engouffrer dans les méandres psychologiques, révéler sans détour les pires lâchetés. Une langue solide, qui va droit au but, capable également de décrire ces territoires ravagés par l’envahisseur industriel (on a l’impression d’être quelque part entre l’étang de Berre et Fos-sur-Mer), avec leurs boîtes de nuit glauques, leurs lotissements sans âme, leurs habitants désœuvrés.
La critique sociale est au cœur de toute l’œuvre de Daniel Ruiz, auteur en 2018 de La gran ola, portant déjà un regard acéré sur le monde du travail. Une critique universelle dans un monde où tout se ressemble, où partout les mêmes objectifs vénaux ont les mêmes conséquences humaines et environnementales. Il y est question au fond de survie dans les temps modernes. Il serait temps qu’on ait la chance de le lire en France.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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