Adriana est une doctorante qui peine à trouver la motivation suffisante pour boucler sa thèse et s’accommoder d’un poste d’enseignant après des années d’études de philosophie qui ont fini par la décourager ; aujourd’hui une célibataire entre deux âges et qui à la mort de sa mère et de sa grand-mère, soucieuse du devenir de son père — lequel se remet laborieusement d’un AVC —, reçoit de plein fouet cet éboulement de réalité, annonciateur du temps des deuils.
Alors, dans son esprit se bousculent différentes voix, qui l’apostrophent, la sermonnent parfois, ces Voix d’Adriana qui donnent son titre au roman et qui sont la petite musique de l’éducation reçue et des déconvenues accumulées au cours d’une vie, réunies en conciliabule à l’orée d’un nouvel âge. Celui de l’orphelinage adulte, des dernières fois, de la liquidation avant fermeture. À moins que l’espoir ne soit permis d’un nouveau départ.
« Les enfants qui deviennent les parents de leurs parents, entrent-ils définitivement dans la solitude ? » se demande la narratrice de cette histoire à la charge autobiographique assumée. Car à la saison des adieux, tout l’enjeu est bel et bien de réapprendre à vivre : en s’inventant une vie sentimentale à l’heure des sites de rencontre ; en renégociant le rapport au père à qui l’on déteste devoir rappeler qu’il fume beaucoup trop et ne bouge pas assez ; en se résignant à voir la maison des aïeux, dépositaire des racines familiales et des fondements de l’identité, se vider de ses derniers habitants et des souvenirs qui y ont trouvé refuge ; en se réconciliant avec les offenses endurées, aussi solubles dans le temps que gravées au plus profond de l’âme. Ainsi, Adriana écoute-t-elle ce chœur vibrer de culpabilité, de regret, d’étonnement, de volontarisme aussi, et se met-elle en tête d’accorder les différentes notes d’une partition dispersée mais non moins intime pour autant.
Pour cela, elle s’efforce de comprendre ce père qui enchaîne les rencontres sans lendemain dénichées sur Meetic, trompant sa solitude, quitte à décevoir certaines attentes féminines. Elle se découvre alors une passion pour ces personnes qui effleurent brièvement nos vies par le biais du désir et se plaît à inventer des existences probables qu’elle nous livre comme autant de petites fictions tragico-romanesques pleines de vérités escamotées. Elle-même s’essaiera à l’amour 2.0 et découvrira en retour l’envers du désir, à savoir les circonstances individuelles qui creusent un fossé de solitude autour de chacun. Elle ira passer l’été sur la côte valencienne avec son père et ses tantes et se replongera dans les histoires de sa grand-mère, qui a perdu deux frères au moment de la guerre civile, partis combattre les insurgés et disparus à jamais.
Dans cette nouvelle livraison, Elvira Navarro (Huelva, 1975), coutumière des formes courtes et privilégiant la parole brute aux recettes éculées — et de qui Vila-Matas dira, en parlant de La ciudad en invierno (2007), qu’il constitue « la véritable avant-garde de sa génération » —, donne à ce flux de conscience polyphonique l’aspect d’un triptyque dont chacune des parties offre une perspective singulière sur un même sujet. Un premier mouvement centré sur le père et le tumulte des amourettes en ligne, sans doute le plus « romanesque » des trois, nous offre une véritable plongée dans la détresse sentimentale de celles et ceux qui n’y croient plus trop. La deuxième partie, consacrée à la maison familiale s’intéresse davantage à la vie d’antan, tragique et sévère, et qui saura captiver les lecteurs de Marie-Hélène Lafon. Enfin, la prise de parole directe de trois générations de femmes d’une même lignée permet d’élargir le point de vue sur les évènements précédemment décrits et de déporter le regard pour mieux l’enrichir. Un choix audacieux qui s’inscrit dans la démarche d’une Elvira Navarro au sommet de son art et pour qui les existences, toutes terriblement complexes, exigent une écriture soignée autant que féconde.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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