Jusqu’où peut mener la détestation du père tyrannique, sadique et violent ? Jusqu’à souhaiter sa mort de tout son être, répond Miguel Ángel Oeste (Málaga, 1972), auteur de plusieurs romans et réalisateur de films documentaires, qui, devenu père de deux filles, entreprend une plongée dans les racines de la peur terrible qui ne le quitte plus et pourrit son existence depuis le plus jeune âge. Jusqu’à vouloir le tuer de ses propres mains ? C’est ce sentiment atroce de servitude et ce besoin impérieux de libération qui donnent son élan à cette autofiction glaçante, témoignage de la maltraitance infantile subie par l’auteur, captif d’un foyer terrassé par la drogue, l’alcool et une sexualité morbide dans l’Espagne du franquisme déclinant.
Fruit d’un mariage bancal voué à l’échec, de l’aveu de ses grands-parents, le jeune Miguel Ángel et son frère feront, dans leur enfance et adolescence, les frais de la brutalité et des pulsions de mort qui sont l’ordinaire de leurs parents, deux âmes rebelles, codépendantes et en rupture familiale, car refusant de se plier au conservatisme social de l’époque ; deux jeunes qui vivent à fond le semblant d’ouverture qui pointe son nez dans le sud de la péninsule investi par les fêtards venus de l’Europe libérale. Lui est employé dans un bar de Torremolinos et commence à prendre goût à cette existence d’excès et d’amour libre ; elle, d’une beauté ravageuse, accepte de poser pour les catalogues de lingerie, contrevenant à tous les codes de la vertu. Ils se retrouvent la nuit pour s’adonner à une sexualité brutale, aveugle et risquée jusqu’au jour où ils se font surprendre par les parents de la jeune « outragée ». Aussi devront-ils régulariser leur relation, sans que ni l’un ni l’autre n’en aient jamais formulé le désir. L’occasion de le faire entrer dans le rang, d’après les parents du jeune satyre ; une façon de laver l’affront en ce qui concerne ceux de la future mère du narrateur.
Mais rien n’y fait, le père, quoiqu’ayant monté son affaire — un restaurant qui ne désemplit pas, jusqu’à ce que son associé, garant de la bonne gestion du lieu, se retire — reprend rapidement le chemin des excès et fait entrer dans son propre foyer la débauche la plus sinistre, en même temps qu’une violence domestique épouvantable, conséquence d’un alcoolisme persistant et d’une colère sourde nourrie depuis des années et renforcée par un séjour en prison. Ainsi, son restaurant devient-il rapidement débit de boisson, tripot, point de deal, cinéma porno et maison close, au mépris de toute comptabilité et responsabilités familiales, sa femme délaissant ses enfants pour rejoindre son époux aussi adoré qu’haï. Et puis, il y a ces épisodes, insoutenables, du retour à la maison du monstre colérique et alcoolisé se livrant aux pires violences et humiliations, exhibant son sexe, énorme, à la moindre occasion, souillant de pisse et de merde les draps de son fils et l’obligeant à s’y vautrer, détruisant ses précieux comics books et son estime de soi par des corrections abominables et des propos dégradants et terriblement destructeurs… Un calvaire renouvelé encore et encore et qui s’achève, immanquablement, par une accolade pathétique et coupable…
Des années plus tard, sa mère, boursoufflée par l’alcool et la mauvaise vie, mourra noyée dans son propre vomi, aux côtés de son époux en état d’ébriété aigüe et incapable de lui porter secours. Miguel Ángel en est persuadé, c’est son père qui l’a tuée. Un soupçon qui le hantera et le poussera même à se confronter à son passé et à cette peur qui l’empêche de vivre. C’est alors qu’il entreprend d’interroger son entourage, ainsi que celui de son père, et qu’il envisage même de le retrouver pour régler ses comptes… Il découvre alors, à sa grande surprise, que le monstre domestique était un être admiré en dehors de la maison, un trublion gai et impertinent doublé d’un cuisinier hors pair, un joyeux fêtard de qui on garde le meilleur souvenir… un coup terrible pour cet homme qui n’oublie pas et qui se sait brisé à jamais après l’épisode de la salle de bain…
Miguel Ángel Oeste livre ici un true crime domestique qui rappelle par sa dureté l’Orléans de Yann Moix, en recoupant les témoignages, les souvenirs et l’effort de guérison tout en resituant les évènements dans le contexte de la transition démocratique et de la libération des mœurs qui l’accompagna. Une soif de liberté qui pourtant n’explique ni ne justifie le viol qu’il a subi à l’adolescence par ce même bourreau déterminé à détruire son entourage, Chronos dévorant ses fils.
Ce roman, à la croisée du témoignage, de l’enquête et de l’autofiction, avance par petites doses, suivant le rythme convalescent de l’auteur et son rapport douloureux à la mémoire. Il est l’expression vive du travail de guérison, de la confrontation au passé et à la douleur, de la quête de salvation et l’espoir d’un avenir meilleur pour soi et pour sa descendance. Un livre effroyable dont on ne sort pas indemne, mais qui a le mérite, remarquable, de mettre des mots justes sur la barbarie intrafamiliale.
Eric Reyes Roher
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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