Lecteur: Juan Manuel Bonet
Justo Navarro, poète et romancier né à Grenade en 1953, est l’une des figures marquantes de la scène littéraire espagnole. Son dernier roman, Gran Granada, est un “thriller” trépidant, sur fonds de sa ville natale. L’action se situe en plein franquisme, en 1963. Les inondations et la visite de Franco aux damnifiés, constituent la toile de fonds sur laquelle se dessine une trame de chantage, d’assassinats, de suicides… tous affectant un petit groupe de personnages en vue, et qui finissent par mener la police sur la piste d’une des peintures anciennes –un Botticcelli- qui se conservent à la Capilla Real de la Cathédrale.
Les personnages sont très variés: des policiers, le Gobernador Civil, des ecclésiastiques, des experts, un journaliste franquiste dont le frère jumeau est un exilé, un historien de l’art avide comme peuvent l’être les collectionneurs, des médecins, des hoteliers et des “grooms”, des fonctionnaires divers, et deux voyageurs mystérieux, un avocat espagnol, et un chantagiste français sur lequel finalement nous ne saurons pas grand-chose…
De tous ces personnages, les deux vraiment centraux sont l’inspecteur et ingénieur Polo, franquiste de la première heure et obsédé par les communications téléphoniques et qui théorise un œil orwellien qui voit –et écoute- tout ce qui se passe dans Grenade, et l’oculiste Federico Saura, victime d’un chantage. Sous l’apparence d’une personne d’ordre, Saura est divisé entre sa fiancée officielle Clara, son amant Antonio Velasco –lui aussi médecin-, et une troisième personne, son amante Elena, la jeune femme de Polo. Saura voit, atterré, comment pendant quelques jours de 1963 son monde et sa façade de respectabilité, sont à point de s’écrouler.
Aussi importante que celle des personnages est la présence de la ville elle-même: extérieurs diurnes et nocturnes, intérieurs, la Cathédrale, la rédaction de Patria, le journal du Movimiento… Le rapport du romancier à Grenade, est d’un caractère qui rappelle celui de Patrick Modiano –un écrivain qui intéresse beaucoup nombre de romanciers espagnols, dont celui qui nous occupe, qui a écrit plusieurs fois sur lui- avec Paris. La Grenade de 1963, inondée, grise comme l’uniforme des policiers, est magistralement reconstruite. Modianesque est aussi le personnage le plus mystérieux, le chantagiste international, et modianesques les pistes sur son identité.
Le roman, comme les précédents de son auteur –rappelons tout spécialement La casa del padre (1994), sans doute son chef-d’œuvre-, est mené de main de maître. Justo Navarro sait suggérer une époque –le franquisme et sa grisaille comme toile de fond- à partir de certains meubles, de certaines musiques, de certaines chansons, de certains films –à la dernière page, L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais-, de certains programmes de télévision, de certains romans policiers comme celui que lit Clara, et qui porte une couverture de Joaquín Chacopino Fabré, couverture dont, dans un beau jeu de miroirs proposé par le romancier lui-même, un fragment a été utilisé par le graphiste d’Anagrama, comme couverture… du roman de Justo Navarro…
Si dans La casa del padre Justo Navarro parlait du premier franquisme, maintenant il parle d’une époque où le régime commence à être entre les mains des technocrates et d’adeptes du “Développement” et de l’américanisation, mais où devaient passer encore de longues années avant que la démocratie se rétablisse.
Un très bon roman qui a reçu le Prix de la Critique andalouse, qui est beaucoup plus qu’un thriller, et qui très facilement pourrait devenir un très bon film.
