Tout de suite, c’est surprenant: sur deux pages, des yeux de chat, dans le noir, qui regardent une souris noir, dans le vert (un vert eau, un peu sombre). En huit planches horizontales, il la poursuit, l’attrape, la tue, l’emporte, monte des escaliers avec sa proie. Aucun décor: on est dans le dessin.
Puis, l’histoire commence. Ce qui en est peut-être la morale (on verra bien) est aussitôt donné par l’ombre d’une statue bouddhiste, en tailleurs: « Si tu comprends la racine, tu comprends son fruit. » Peu à peu, le dessin se rapproche, en la tutoyant, mais peut-être tutoie-t-il le lecteur, d’une femme brune, de dos, à sa fenêtre, Amalia. Elle vit depuis quatre ans dans cette ville. Les tons sont toujours exclusivement noir et vert eau. Amalia est la fille de l’ancienne concierge de l’immeuble.
Le jaune apparaît: une lampe de chevet. Amalia, concierge fille de concierge, vit dans un immeuble calme et n’a pas grand-chose à faire, alors elle regarde un album de photos composé par sa mère. Sa famille, son enfance, sa jeunesse. Quand la vie se vide, au fond, il n’y a que des souvenirs, même à vingt ans, à trente ans. « Le peu qu’une femme puisse apercevoir d’elle-même, écrivait Colette, ce n’est pas la calme et ronde lumière d’une lampe, allumée tous les soirs sur la table, qui le lui montre. » Amalia, qui vit seule, va sortir du cercle de la lampe pour rejoindre un tout autre monde.
D’abord, une seule photo de « lui » en uniforme, une seule réplique, semble indiquer que son père est mort pendant la guerre. Arrive « l’homme de ta vie, c’est à dire de la mienne », un marin, et on passe dans des tons bruns. Le marin disparaît le jour de la noce. Le coeur brisé, elle retourne chez sa mère, qui meurt. Elle reprend le boulot de concierge et vit comme ça, depuis quatre ans, en parlant à des posters de Bruce Lee. C’était le héros de sa mère. Il console dans l’adversité, philosophe clairement entre deux assauts musculaires. Bruce Lee revient tout au long du livre pour conseiller Amalia, et c’est très drôle. C’est alors que celle-ci, suivant son chat telle Alice le lapin, va peu à peu descendre, au sens propre, en enfer.
Un homme au visage de lune, en chapeau melon, une sorte de fonctionnaire moitié Kafka, moitié Gogol, vient dans l’immeuble pour emporter, non pas exactement les âmes mortes, mais les âmes solitaires, celles des hommes qui vivent seuls et n’ont plus rien à attendre de la vie.
Il ouvre sa valise, lumineuse, et ceux qu’il a pour objectif administratif (mais de quelle administration s’agit-il? Mystère) d’emporter sont hypnotisés, mettent les pieds dans la lumière de la valise et disparaissent. Dans l’immeuble, il est venu récupérer un atrabilaire qui ne sort pas de sa chambre sous les toits et écoute les Kindertoten Lieder de Mahler. Le chat d’Amalia, par mégarde ou par curiosité, le suit dans la valise. Amalia part à sa recherche. Elle découvre que l’ascenseur conduit dans le monde d’en-bas, « l’inframonde ».
En 10 chapitres et un épilogue, elle va, entre autres, affronter les morts-vivants, monter sur la barque de Dante, personnage comique et orgueilleuxe qui les éloigne à coups de rame, rejoindre l’île des morts du peintre Arnold Bröcklin, où l’atrabilaire a atterri dans un état particulier, retrouver son fiancé condamné à dévorer éternellement sa propre tête puis à la chier avant de recommencer, explorer ce qui semble être la chambre des machines des enfers, etc.
Le changement dans les tons, la beauté et la joie du trait, le jeu permanent avec la page, le mouvement qu’il produit, tout contribue à faire de ce livre une formidable odyssée, non dépourvue d’humour (Dante avec son bonnet rouge et son long visage bleu, se présente ainsi à Amalia: « Je suis le plus grand parmi les grands, et ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’histoire universelle (…). La Divine Comédie, ça te dit quelque chose ? He bien, ça t’aiderait… C’est comme un guide de ces lieux, avec de belles illustrations, qui aident à la lecture. » De l’art de mettre en abyme son propre livre.) L’imagination de l’auteur suit son héroïne et le chat très loin en enfer, et c’est un paradis de formes visuelles. Excellent album, toujours surprenant, très inventif. À traduire absolument.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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