Auteur Claudio Stassi
Lecteur Philippe Lançon
Dans un style classique, sans grande inventivité formelle mais avec une certaine efficacité narrative, l’auteur adapte le célèbre roman d’Eduardo Mendoza, la ville des prodiges, publié en France aux éditions du Seuil en 1988, dans une traduction de l’écrivain Olivier Rolin. Ce dernier point n’est pas anecdotique et nous renseigne, au moins, sur le roman.
Passionné par les villes-monstres qui d’une façon ou d’une autre accueillent et reflètent toutes les possibilités et toutes les marges du monde, Olivier Rolin ne pouvait qu’être enthousiasmé par ce subtil roman-feuilleton dont le théâtre d’ombres et de marionnettes, et la véritable héroïne, est Barcelone. Quatre ans avant les Jeux Olympiques de 1992, ce livre d’une grande érudition fit d’ailleurs de son auteur, malgré lui, un « spécialiste » de la capitale catalane. Claudio Stassi, qui est né à Palerme, y habite.
La ville des prodiges est un roman d’apprentissage et de déception, sanglant et magique. Il se déploie comme un spectacle populaire et raffiné, tel qu’on pouvait sans doute en voir dans les foires et les expositions universelles.
Il se déroule dans la capitale catalane entre l’exposition universelle de 1888 et celle de 1929, de l’époque moderniste à la dictature de Primo de Rivera -à une époque très dure socialement, politiquement très agitée, donc, où tout arrive, où la ville se métamorphose violemment, dans ce qui est aussi un long prélude à la guerre civile.
Les lecteurs français pourront comparer les descriptions que fait Mendoza de l’exposition universelle de 1888 et celle que fit Aragon, dans Les voyageurs de l’impériale, de l’exposition universelle de 1889 à Paris. Les lecteurs espagnols l’ont sans doute comparé au chef d’oeuvre catalan de Merce Rodoreda, la Place du diamant. Mais cela nous éloigne du roman graphique qui, comme tant d’autres aujourd’hui, met en images, sans difficultés ni résistances particulières, un roman complexe, parodique, onirique, inspiré entre autres par Dickens et Stendhal, un gros roman labyrinthique que les lecteurs contemporains, ces impatients, ne liront probablement pas.
Le jeune Onofre Bovila arrive dans la grande ville et dans une pension de famille, comme il se doit, après avoir quitté son village de la Catalogne pauvre de la région de Basora. Dans le roman graphique, il ne semble pas avoir onze ans, comme dans le livre. Il a déjà l’âge de Rastignac. Son père, qui avait émigré à Cuba comme de nombreux paysans catalans, prétend y avoir fait fortune. En réalité, il est revenu les mains vides. On aimerait aimer ce jeune homme sauvage, endurant, ambitieux, que le dessin transforme en lame de couteau, et on l’aimait en partie dans le livre, mais ici, il est presque aussitôt clair qu’il n’a aucun scrupule et que sa froideur sarcastique et son égoïsme sont adaptés au monde dans lequel il va, peu à peu, de vols en escroqueries et d’escroqueries en crimes, sans oublier un beau mariage, faire fortune.
En ce sens, il ne s’agit pas d’une histoire picaresque : d’emblée, le héros est acide, désenchanté. Et, quand il tue le chat de la fille anarchiste du propriétaire et viole celle-ci, on n’est pas surpris. Elle non plus, mais elle l’aime, comme on peut aimer le désastre de son destin. Dans le livre, elle était laide. Dans le roman graphique, elle est belle. D’ailleurs, toutes les femmes qui vont croiser la vie du héros sont belles, « pulpeuses » : ça penche vers le cinéma. On est surpris par le propriétaire, qu’on croyait un petit-bourgeois mesquin, mais qui, la nuit, se travestit pour rejoindre des bars mal famés où il se fait tabasser. Cette ambiguïté n’est pas véritablement exploitée.
Onofre va devenir homme de main d’un « parrain » barcelonais, puis « parrain » lui-même. Dans la Catalogne de ces années-là, les classes dirigeantes sont implacables et ont des méthodes de gangsters, le peuple est misérable, l’anarchisme se répand, la dictature menace, bref, la ville est un chaudron où tout advient, le pire comme le peilleur. Onofre choisit la lutte individuelle pour l’argent plutôt que la lutte politique collective. L’aspect documentaire du roman graphique est convaincant ; il restitue l’atmosphère de cette époque de promiscuité, de bouleversement, de violence et de rêve. Ce qui lui manque, c’est l’humour et la subtilité polyphonique de Mendoza.
Celui-ci s’inspirait, comme on l’a dit, du roman populaire du XIXème siècle, mais il parodiait aussi, à certains moments, le style du Siècle d’or. Il aurait été intéressant de trouver des équivalents picturaux à ces jeux, à ces échos. Les dessins sont précis, habiles, mais froids. On peut aussi regretter un excès d’ellipses, qui réduit parfois l’histoire à son synopsis. Tout cela, dit, l’ensemble reste plaisant à lire et mérite d’être traduit.
Les optimistes pourront croire qu’il amène le jeune public vers le roman de Mendoza ; les autres se contenteront d’admettre qu’il ne lui fait aucun mal.
Eduardo Mendoza a reçu le prix Cervantés en 2016. Dans son discours de réception, il évoque son amour pour Don Quichotte, pour le langage de Cervantès et pour l’indomptable volonté perpétuellement mise en échec du héros, car lui, Mendoza, est un enfant du romantisme : « Je n’étais pas attiré par les héros épiques, mais par les héros tragiques. Un héros épique devient pénible quand il atteint son but. Un héros tragique, en revanche, ne cesse jamais d’être un héros, car c’est un héros qui se trompe. » Onofre est à la fois épique et tragique. Il atteint son but, dominer la ville, mais il se trompe sur le sens de la vie. Même si la dernière scène semble le ramener à un rêve d’enfance et le conduire vers un vol en aéroplane qui est peut-être une apothéose, peut-être un suicide, quelque part entre Mermoz, Icare et les Stukas qui vont bientôt bombarder les forces républicaines, ce n’est pas Don Quichotte. On a reproché à Mendoza d’éviter, dans son roman, tout catalanisme. Pas plus que Juan Marsé, autre grand écrivain barcelonais de langue espagnole, il n’a cédé aux susceptibles sirènes de l’indépendantisme.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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