Lecteur: Alejandra Carrasco
Marta Sanz, auteure espagnole née en 1967, a publié plus d’une dizaine de romans, un essai, deux recueils de poèmes, de nombreuses nouvelles. Elle écrit également des chroniques de voyage pour El País. Curieusement, elle n’a pas été traduite en français.
Farándula lui a valu le prix Herralde du roman 2015.
Farándula est le terme espagnol pour désigner le showbiz, synonyme de superficialité, de paillettes, de potins et de goût du scandale. Dans ce livre d’une lucidité truculente, Marta Sanz décrit avec brio les difficultés d’adaptation et les problèmes de conscience engendrés par la victoire absolue de la société du spectacle. Là où primaient la passion, l’exigence artistique et l’engagement règnent aujourd’hui en maîtres l’amusement, l’audimat et le sauve-qui-peut. Mais loin de nous assommer de théories indigestes, Marta Sanz nous fait vivre ces bouleversements de l’intérieur, à travers une plongée dans l’ébullition mentale des personnages.
Alors qu’elle traverse la Plaza del Sol, le talon de Valeria Falcón se coince dans une grille. Obligée de s’arrêter, elle est saisie de vertige devant le manège infernal, la cour des miracles, en un mot la scène d’apocalypse qui s’offre à sa vue et à son ouïe. Dans une Espagne qui compte six millions de chômeurs et où la culture est laissée pour compte, cette comédienne a du mal à se maintenir à flot. Non dénuée de talent, sa rigidité morale et esthétique, alliée à un physique peu avenant, lui ont pourtant fermé les portes du succès. Obligée de sous-louer une chambre pour boucler ses fins de mois, elle glisse peu à peu dans une combativité rageuse, une générosité sacrificielle, une revendication de la laideur, poursuivant sa colocataire Natalia de Miguel (une comédienne débutante) de ses assauts pédagogiques, se mettant en quatre pour une vieille étoile déchue-gâteuse-sale-égoïste, exigeant de son meilleur ami, Daniel Valls, qu’il s’engage dans d’absurdes entreprises utopiques auxquels il n’adhère pas.
Dans le même temps, Daniel Valls vient de remporter la coupe Volpi à Venise. Cet acteur hors pair, ayant franchi pas à pas les marches de la gloire et travaillant pour les plus grands metteurs en scène européens, s’auto-flagelle en permanence, tiraillé entre la consolidation de son statut de winner et sa fidélité au « peuple », qu’il finira par appeler « populace » à force de subir ses quolibets. « Exilé » à Paris pour échapper au harcèlement du public et des critiques espagnols, il vit dans un sublime appartement place des Vosges, avec sa très chic-impeccable-froide épouse Charlotte de Saint-Clair, qu’il surnomme « la trader philanthrope ». Elle est en quelque sorte sa « conscience de droite » et emploie tout son capital d’altruisme à renforcer l’estime de soi défaillante de son mari, à le protéger des attaques du public et de la presse, allant jusqu’à court-circuiter ses comptes des réseaux sociaux.
Daniel Valls culpabilise de son succès, d’être devenu « une statue sur laquelle on lance des œufs et des tomates ». Lorsqu’un syndicat le sollicite pour signer une pétition contre la politique sociale du gouvernement, il accepte après moult tergiversations. Son geste ne tarde pas à lui revenir en pleine figure sur les réseaux sociaux, où on le taxe de répugnant exemple de cette gauche caviar dont le train de vie contredit les opinions. Sans cesse confronté à ce genre d’impasses morales, il ne lui reste qu’une issue : la fuite.
Autour de ces deux figures centrales, gravite une farandole de personnages en prise avec leur humaine condition sur lesquels l’auteure braque son œil implacable, mais non moins empreint de compassion. Tous, d’une manière ou d’une autre, cherchent péniblement leur place ou s’y accrochent au milieu de la tempête, essayant de grimper ou de ne pas descendre trop bas. Il y a Natalia de Miguel, jeune et belle actrice débutante à la diction approximative, zappeuse, narcissique, refusant de « se prendre la tête », se persuadant que trop de culture et de lecture tue la spontanéité, passant son temps à surfer sur le net, obsédée par sa santé et essayant d’arrêter de fumer. Très vite, elle décroche un rôle dans une émission de téléréalité. C’est en répétant pour une adaptation théâtrale d’Ève (le film de Mankiewicz) qu’elle noue une relation avec le cynique Lorenzo Lucas. Or Natalia devient rapidement riche et célèbre : l’affaire du siècle pour ce comédien intello, la cinquantaine, divorcé, jouissant d’une certaine notoriété, mais ayant désormais du mal à vivre de son art.
Enfin, en contrepoint de l’hystérie médiatique et des affres de ce monde du XXIe siècle, représentant la possibilité d’une vie épanouie et équilibrée, hors du temps, Sanz introduit un vieux couple d’humoristes qui se livrent humblement à leur travail dans l’anonymat de leur petit théâtre de quartier.
Je ne saurai trop dire à quel point ce livre m’a enchantée et décoiffée. Sanz se révèle ici une fine observatrice de l’âme humaine, une analyste sans concessions, une portraitiste hors pair, une styliste qui manie à merveille le rythme, le trait énergique et précis, les changements de registre en fonction de l’effet recherché. Son style foisonnant et décapant, son sens du détail qui en dit long, la justesse et la drôlerie de ses réflexions sur la société font de ce livre une découverte qui donne envie de suivre le travail de son auteur.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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