Lecteur: André Gabastou
Jeune maison d’édition qui n’a juste qu’un an, : Rata-, installée à Barcelone, dispose déjà d’un catalogue exigeant et publie des livres dont l’esthétique est très réussie. On ne sait pas grand-chose de l’auteur j. l. badal, sauf qu’il est né en 1966 et qu’il écrit en catalan. Sans doute se traduit-il lui-même mais rien n’est indiqué dans la version castillane qui nous a été proposée.
Version castillane qui n’est pas un roman, mais un ensemble de notes, de journal, de récits, une plongée dans l’enfance aux multiples ramifications, une enfance reconstituée à la lumière des écrivains favoris de badal, Pessoa ou Walser entre autres, tous hantés par la démultiplication du moi comme Pessoa ou la tentation de l’absence comme Walser.
On comprend que ce voyage en enfance se déroule dans un village catalan des environs de Barcelone où le narrateur vit surtout de rêves dans un endroit ingrat et encore modelé par les coutumes ancestrales. Cette simplicité, les adversités auxquelles il se heurte, la pauvreté sont nimbés d’une étrange beauté qui vient d’une extrême attention, sensibilité, aux phénomènes naturels tels que les nuages qui parcourent le livre et participent du vide et des rêves qui s’y déposent et qui en forment la matière.
Le livre est donc à cheval entre le réel, l’imaginaire et le miroir littéraire dans lequel il cherche sans arrêt sa propre confirmation. On ne sait ni où commence l’enfance ni où elle finit. Quand on demande à j. l. badal de résumer les huit parties aux thématiques erratiques de son live, il répond : « Tu me demandes ce qu’est pour moi ce livre. Une pierre. Ou un oiseau. Ou un livre ».
Les lignes de l’auteur publiées sur la couverture de l’ouvrage relèvent quasiment de ce qu’on appelle en Espagne la littérature costumbrista, en gros la description des mœurs : « La nuit tombe, il fait beau, le père met une chemise, en retrousse les manches. Dehors, un chien aboie, les ormes chuchotent, un robinet laisse tomber des gouttes. On peut entendre les coups frappés par mon frère qui travaille dans le petit atelier de la cour ».
Mais, très vite, cette approche intimiste du réel cède la place à des considérations sur la vie, la mort, le destin inspirées par la plus haute littérature, surtout celle du silence. Une trace empruntée aussi bien à Blanchot qu’à Borges traverse les pages. La littérature tend au silence, à l’extinction d’elle-même.
Ce n’est pas par hasard si le titre du livre est emprunté au grand écrivain italien Giorgio Manganelli : « Les choses qu’ont réellement vues ces yeux inexistants » (numéro 68 de Centuría). Tous les fragments du texte tournent autour de cet oxymore
La littérature n’est pas menacée que par elle-même et ses convulsions internes, elle l’est aussi par des forces extérieures qui souhaitent sa disparition. Page 208, badal écrit : « Combien de langues ont été arrachées, mutilées, extirpées par le tyran ! Combien de peuples se sont vus dans leur totalité arracher leur langue fragile (quand la langue ne meurt pas de sa propre mort, étouffée dans le sang du génocide ! ) ».
Emaillé de photographies à la manière des ouvrages de Sebald, le très singulier livre de Badal mériterait d’être publié par un petit éditeur soigneux, qui ne court pas après le grand public. Comme il échappe à toute inscription régionaliste, il trouverait certainement son public chez les amateurs de littérature exigeante.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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