Lecteur: Juan Manuel Bonet
Ce livre de l’historien Fernando Castillo, au titre trop long, représente une très intéressante contribution espagnole à l’histoire du Paris occupé. Connu comme spécialiste d’histoire militaire, l’auteur a publié ces dernières années un livre sur le regard des écrivains conservateurs espagnols du XIXème et du XXème siècle sur Madrid, un autre livre sur l’architecture fonctionnaliste de cette même ville, et deux volumes sur Tintin contemplé sur fonds de l’histoire moderne.
Le livre que nous commentons se trouve à la croisée de l’histoire, et de la littérature, et en ce sens peut être comparé à certains travaux de Pierre Assouline, écrivain qui d’ailleurs s’est fait écho dans son bloch, de ce travail de l’espagnol, ainsi que d’une de ses iniciatives récentes, une exposition qui regroupait des peintures inspirées par de jeunes espagnols, par l’oeuvre de Patrick Modiano.
Modiano est précisément l’un des modèles de Fernando Castillo dans ce livre, entre autres choses parce que l’un des quatre destins –deux français, et deux espagnols- évoqués dans celui-ci, est celui d’Albert Modiano, le père de l’écrivain. L’histoire de ce juif amené à faire des affaires avec l’occupant, et connaissant dans ce contexte, Louise Colpeyn, une actrice belge elle aussi juive, et actrice de second plan, notamment à la Continental, est aujourd’hui la plus connue des quatre. Elle nous amène bien sûr au monde du fils, qui l’a racontée dans Pedigree. Fernando Castillo connait bien l’ensemble de l’oeuvre d’un écrivain auquel, comme plusieurs autres membres de sa génération espagnole –dont l’auteur de cette note-, il voue un culte actif. Dans peu de pays l’adjectif “modianesque” est aussi employé comme en Espagne.
Le second destin français sur lequel s’interroge Fernando Castillo, est celui d’André Gabison, dont l’histoire est très proche de celle d’Albert Modiano, avec lequel il était en rapports commerciaux. C’est précisément dans l’oeuvre de Modiano fils que le nom de Gabison fut détecté par l’auteur de Noche y niebla, dans une des litanies dont l’écrivain a le secret. De fil en aiguille, et en maniant des archives espagnols jusqu’ici inexplorés à ce propos, Fernando Castillo a réussi à évoquer tout un réseau français à ramifications en Espagne. L’une des spécialités de Gabison, sur lequel mis à part Patrick Modiano personne n’avait rien écrit hormis les espions américains dans leurs enquêtes d’après-guerre sur les oeuvres spoliées dans l’Europe allemande, était le commerce d’art. Vers la fin de l’Occupation, sa trace se retrouve du côté du Pays Basque français et espagnol. Il n’est déjà plus seulement un trafficant, puisqu’il est aussi l’un des responsables de l’antenne de l’Abwehr à Saint Sébastien. L’Espagne sera sa planque finale, comme cela sera le cas pour beaucoup de collabos anonymes ou par contre illustres (par exemple Abel Bonnard, Eugène Bridoux, Louis Darquier de Pellepoix, la veuve et le fils et le frère d’Eugène Deloncle, Georges Guilbaud, Pierre Héricourt, Alain Laubreaux, Charles Lesca, Jean Marquès-Rivière, Saint-Paulien, Mendel Szkolnikov…), certains d’entre eux condamnés à mort en contumace. Franco, qui livra Pierre Laval, consentit par contre à l’installation en Espagne de tous ces complices des allemands, comme il consentit à celle du belge Léon Degrelle. Ces dernières années, Fernando Castillo accumule des dossiers sur ce petit monde, dossiers qu’il finira sûrement par transformer en un livre. Certains des renseignements contenus dans ce livre, sur Szkolnikov, qui finira par être assassiné par des espions français, sont inédits, et ont été repris depuis par Pierre Abramovici dans son livre sur ce grand traffiquant. Tout ce qui concerne la seconde vie de l’obscur Gabison dans ce livre, est sinistre et passionnant. On le voit fréquenter une certaine “bonne société” madrilène. On le voit se remarier avec Yolanda Rodríguez, une ancienne prostitutée madrilène, républicaine dans le passé. Le dernier document, tout récent, que nous livre l’auteur est le faire-part de décès de celle-ci, dans ABC, le quotidien où quelques années plus tôt était paru celui de Gabison lui-même. L’auteur évoque la vie du couple, sur fonds du “Barrio de Salamanca”, où il est né lui-même, et où il finit par spéculer sur le fait qu'il a pu très bien se croiser avec le personnage qu’il traque, tant d’années plus tard. Ces pages, où Fernando Castillo implique dans le récit sa mémoire d’enfant et d’adolescent, sont parmi les plus riches, littérairement, du volume.
Le premier des deux destins espagnols évoqués, est celui d’un écrivain et journaliste bien connu en Espagne, César González-Ruano. Poète symboliste passé à l’avant-garde, plus précisément à l’ultraïsme, mouvement qui entre 1918 et 1925 rassembla les jeunes espagnols férus de cubisme, de futurisme et de dadaïsme, cet aristocrate décadent finit par devenir l’un des journalistes conservateurs les plus connus de son temps. Correspondant du quotidien ABC d’abord à Rome, puis à Berlin, il quita la capitale du Reich pour s’installer, en pleine Occupation, à Paris, où il fréquenta surtout les milieux littéraires et artistiques, y compris ceux de l’exil républicain espagnol. Sa vie parisienne est louche, à commencer par le fait qu’installé d’abord à Passy, dans un appartement de l’avenue Délessert spolié à une famille juive, il prendra parallèlement un atelier rue Campagne-Première, à Montparnasse. Ami de surréalistes comme Óscar Domínguez –auquel il finit par laisser l’atelier de Montparnasse- ou Manuel Viola, à travers ce dernier, dont le nom de plume à l’époque était “J.V. Manuel”, il rencontra le groupe de La Main à Plume, ainsi que Paul Éluard. Aussi bien Domínguez que Viola, se livraient alors à des falsifications d’oeuvres d’art, notamment de Picasso et de Giorgio de Chirico. L’écrivain trempa dans ces traffics, mais aussi dans d’autres plus terribles, ainsi celui des faux passeports destinés au passage en Espagne de juifs poursuivis. Arrêté par la Gestapo, González-Ruano finit par se retrouver enfermé à la prison du Cherche-Midi, une expérience qu’il transformera en un long poème, et en un roman à clé. Ces pièces littéraires, et d’autres traces de cet épisode dans le reste de l’oeuvre de l’auteur, sont confrontées par Fernando Castillo à des pièces d’archives. Il s’interroge surtout sur les mois qui suivirent la mise en liberté de González-Ruano, et sur ses séjours en Suisse, et sur la Côte d’Azur, et au Pays Basque –le même Pays Basque où plus tard agira Gabison-, pour arriver à la conclusion qu’il était devenu agent allemand. Installé dans le village côtier catalan de Sitges, où il fréquenta Héricourt, González-Ruano finit par rentrer à Madrid, où il publica énormément dans la presse, ainsi que des livres, certains médiocres, et d’autres brillants. Parmi ces derniers, ses mémoires, dont le titre, bien significatif, est Mi medio siglo se confiesa a medias. Fernando Castillo imagine que les pas de l’écrivain, qui passait une bonne partie de la journée au Café Gijón, ont pu se croiser avec ceux de Gabison, qui, comme le révèle Modiano dans un de ses romans, vivait dans le même quartier, rue Jorge Juan. Une piste étonnante et qui pourrait renfermer un secret: dans sa fuite, Gabison était passé également par Sitges. Une autre piste curieuse: Yolanda Rodríguez avait été l’une des spoliatrices, dans le Madrid républicain en guerre, de la maison de Carlos Fernández Cuenca, un écrivain ami de González-Ruano, qu’il fréquentait depuis les années ultraïstes. La réalité travaille parfois de façon toute romanesque.
En France, González-Ruano est peu connu, quoique les lecteurs de l’écrivain majorquin José-Carlos Llop, dont huit livres déjà ont été traduits en français, le connaissent grace à Paris: suite 1940, publié chez Jacqueline Chambon, et qui est un roman qui consiste en une “quest” de ses pas dans le Paris de cette époque.
Second destin espagnol: celui du policier Pedro Urraca, délégué du ministère de l’Intérieur auprès de l’ambassade à Paris. Spécialiste du suivi des exilés républicains espagnols, son tableau de chasse comprend plusieurs politiciens de premier ordre, dont l’ancien président de la Catalogne, Lluís Companys, qui serait fusillé par Franco. Non content de celà, Urraca fut “v-man” des allemands, sous le masque, tout littéraire, “Unamuno”, ce qui, ajouté au fait qu’il s’appellait Urraca, c’est-à-dire “la pie”, ajoute au roman noir. Avec sa femme, française, il vivait rue de l’Université, lui-aussi dans un appartement spolié à une famille juive. Quand certains témoignages accablants sur les agissements de Pedro Urraca furent rendus publics vers la fin des années quarante, le gouvernement espagnol ne fit aucune enquête, se limitant à le muter à Bruxelles, où il resta très longtemps en poste. Ce n’est que récemment que cette vie est devenue l’objet d’enquête pour les journalistes et les historiens, et ce grace au propre fils du policier, qui a collaboré avec eux, dans une volonté d’expiation qui rappelle celle des fils de certains ancien dignataires nazis, comme par exemple celui de Hans Frank, le gouverneur de la Pologne occupée. Volonté d’expiation qui a même amené ce fils, en souvenir de Companys, à faire don de ses archives, à ceux de la Catalogne.
Les quatre destins évoqués, qu’il ne juxtapose pas, mais que par contre il entrecroise, en accentuant le côté labyrinthe de son livre, permettent à Fernando Castillo de tracer un portrait choral du Paris occupé, portrait qui se lit comme un roman, et qui sera apprécié par les lecteurs français, comme il a déjà été apprécié par Assouline, par Abramovici ou par Didier Cosnard, spécialiste en Modiano, et qui fut l’un des présentateurs du volume lors de la soirée qui lui fut consacrée à l’Instituto Cervantes de Paris.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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