« Impossible de jouer l’oeuvre la plus audacieuse de Schumann sans créer les conditions qui permettent de déployer la détresse. » La détresse est celle du narrateur, un pianiste argentin nommé Juan Sebastian Lebonte. L’oeuvre la plus audacieuse de Schumann, c’est Kreisleriana, composition en huit morceaux inspirée par Hoffmann et son double de fiction, le musicien Kreisler. Il en rêve, il rêve du galop des trente premières secondes de la troisième pièce intitulée « très excité » qu’il n’a jamais pu jouer devant sa professeure, Anita Labaronie, et il remarque : « La Kreisleriana m’a toujours paru le nom d’un grand magasin, un grand magasin sur un boulevard européen, par exemple, suisse ou autrichien, une rue large et arborée et parcourue par des tramways. Un grand magasin vitré. C’est ce que j’ai pensé la première fois que mon père m’en a parlé. » On est bien en Argentine, le pays où les gens cultivés ont souvent un subtil torticolis à force d’avoir la conscience tournée vers ce que Zweig appelait le monde d’hier, le monde européen d’avant 1914 et le fantasme qu’il réverbère par tant de personnages. Juan Sebastian n’est pas Bach, mais c’est un musicien reconnu. Il se trouve en Europe, en tournée, quand il apprend la mort de son père. Il ne rentre pas immédiatement, mais se rend à Ostende. La ville maritime belge lui rappelle une station balnéaire argentine du même nom où son père l’avait amené lorsqu’il était enfant. Le souvenir le renvoie à un autre souvenir : la fascination de son père pour un pianiste méconnu et mort, Bill Turner, qui avait enregistré un disque phénoménal baptisé Hudson. Le lecteur se contentera de l’imaginer, car il n’y a pas de play-list, on est au pays de l’oreille intérieure. Tout est cependant assez bien fait, assez précis, pour que l’on puisse croire que Bill Turner a véritablement existé : la fiction sort souvent avec une panoplie qui lui donne un air de réalité. Le père de Juan Sebastian a fait sa vie dans les affaires, il a choisi l’argent, mais il a aussi voulu que son fils devienne ce qu’il aurait voulu être, un pianiste. Il l’est devenu, et célèbre, mais ni son art ni sa célébrité ne l’ont dépouillé d’une mélancolie aigre, ou sarcastique, ce qui aurait dû l’élever l’ayant frustré de ce qui reste le plus important : la liberté de choisir un chemin dans la vie. Il a rempli le programme paternel, et maintenant que le père est mort, il apprend qu’il a hérité de lui un terrain dans la grande banlieue de Buenos Aires, à Paso del Rey. Il rejoint ce terrain, qui est occupé par d’autres, des pauvres, ce qui lui permet de fuir sa mère, sa femme, et toute une vie d’emprunt, pour renaître (ou pas) dans une communauté où il doit exercer des métiers manuels pour vivre. Il y a donc deux parties, presque deux histoires, mais ce qui les sépare est aussi incertain que ce qui les unit, « de même que nul ne peut imaginer la distance qui sépare Buenos Aires de Montevideo en marchant dans la Calle Florida. On sait qu’elles ne sont pas si loin, qu’il y a une rivière au milieu – cette tache marronnasse qui fait l’effet d’une grande étrangeté- , elle est toujours là, dans une zone imprécise ; mais lorsqu’on la voit depuis le ciel, avec ces deux rives parfaitement nettes, ces deux villes à peu près comme deux têtes sur le point de s’embrasser, mais l’une, aveugle, refermée sur elle-même. » De même, nul ne peut imaginer la distance qui sépare la vie du fils devenu pianiste et celle de l’homme insatisfait qu’il est devenu et qui cherche à la fuir, jusqu’au moment où l’écrivain, s’élevant , observe et décrit les deux rives avec une précision croissante, la première, celle du pianiste, étant refermée sur elle-même. Sur ce canevas, Hernan Ronsino entremêle une recherche du temps perdu et le rêve d’un temps retrouvé, le poids d’un héritage et le travail d’une libération, le portrait d’un père à travers le souvenir que son fils en a, l’ombre d’un métier, celui de pianiste, et la description minutieuse d’un monde suburbain et comme abandonné. La qualité et la précision de son écriture, sa nervosité lente, sa vivacité dans le pas de côté, fait du roman une tapisserie réussie, un travail d’écrivain qui mériterait traduction. Deux romans ont déjà été traduits, l’un chez Liana Levi, l’autre chez Gallimard.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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