Lecteur: Philippe Lançon
Dans un entretien récent, on demandait à Agustin Fernandez Mallo, écrivain et physicien galicien de 47 ans, de donner trois noms «d’écrivains indispensables, dont au moins un sud-américain.» C’est le genre de questions stupides qu’on pose à ceux qu’on prend pour des éclaireurs ou des génies. Elles n’excluent pas des réponses intelligentes. Il répondit : Borges, Thomas Bernhard, Don DeLillo. Borges : création babélienne de mondes nés entre les miroirs d’une bibliothèque qui ne fait plus que refléter, avec une nostalgie ironique et rentrée, l’esprit épique des ancêtres qui l’ont inspirée. Bernhard : littérature virale, où la voix ratiocinante et prophétique du narrateur est contaminée et structurée par la maladie. DeLillo : fiction implacablement construite où il est aussi bien question de l’histoire politique et culturelle des Etats-Unis, des manipulations et des complots qui s’y développent, de l’argent qui y circule, que de la façon dont les corps s’inscrivent dans l’espace que ce pays forme et représente.
C’est bien à cette triple lampe un peu éblouissante, même pour ceux qui n’ont lu aucune des trois références, qu’on peut lire les trois textes écrits par Fernandez Mallo entre 2006 et 2009 : Nocilla dream (2006), Nocilla expérience (2008), Nocilla lab (2009). Les éditions Alfaguara les réunissent aujourd’hui sous le titre générique que lui ont donné l’auteur et ses admirateurs : le Projet Nocilla. Le premier texte a été publié en France en 2012, sans succès public ni critique (sauf sur des blogs, parfois intelligents, souvent férus de leur emploi contre-culturel, mais que presque personne ne lit, ce qui renforce leur aspect héroïque), par les éditions Allia. Elles publieront en août prochain le deuxième. La question de la traduction, dans l’immédiat, ne se pose donc pas.
De quoi s’agit-il ? D’une littérature par fragments ou cut-up, tantôt récits, tantôt citations, tantôt réflexions, qui utilise toutes les formes écrites existantes pour expérimenter sa nature, son devenir et sa fonction. Le premier livre compte 113 petits chapitres ; le deuxième, 112 ; le troisième, 44, puis une troisième partie écrite dans un corps différent, avec des images, et s’achevant sur une bande dessinée. Dans cette bande dessinée, un personnage qui ressemble à l’auteur (lequel vit à Palma de Majorque) marche sur une plage déserte, prend un zodiac, rejoint une plateforme pétrolière où, au son de la perforation, il devise sans excès avec un autre personnage nommé Enrique Vila-Matas. L’un ne se souvient plus de son nom ni de ce qu’il a écrit ; l’autre, à peine. A la fin, ils sont vus de loin, tous petits, dans un cercle blanc qui les isole au milieu de la mer et de cette plateforme bruyante et polluante : métaphore, probablement, de ce qu’il reste aujourd’hui d’un écrivain –ce dandy exténué. De même que Marcel Duchamp prenait une roue de bicyclette pour en faire une œuvre qui remettait en cause l’idée de musée et de visiteur, Fernandez Mallo prend tout ce qu’il voit et lit pour l’agglomérer à son texte et le faire évoluer de manière inattendue, pour les autres comme pour lui, de façon à remettre en cause l’idée de récit et de lecteur. Il peut être aussi bien question de Coppola que d’Einstein, de Borges que de Cortazar, de Héraclite que d’un article de journal. La trilogie est à la fois bruyante, car pleine de voix, et silencieuse, car aucune voix ne s’impose aux autres.
Nocilla Dream débute sur une route déserte du Nevada, la plus déserte de toutes, à chaque bout de laquelle se trouve un bordel. C’est un endroit que n’aurait pas renié David Lynch. L’image centrale est un arbre, le seul qui jalonne cette route : il est couvert de chaussures. C’est peut-être une réplique de l’arbre à palabres, mais dans un monde où les palabres ont lieu ailleurs, toujours ailleurs, par exemple sur Internet. Un homme a décidé de faire cette route à pied. Il est aussi question d’un autre homme solitaire, Jose Rodolfo, qui vit par là dans un appartement et qui est passionné par Borges. Le livre les suit tout en racontant et pensant l’Amérique, ses espaces, ses marges, dans une langue simple et précise, qui contraste avec l’apparente complexité de la construction. Celle-ci est moins architecturale que cellulaire. Chaque histoire ou chaque pensée a des membranes flexibles qui permettent au lecteur de passer vite et en douceur de la vie d’une prostituée en lisière de désert à Frank Sinatra et de Sinatra à Heidegger.
Le début du fragment 91 donne un peu une idée du mouvement général : «Planètes, fluides, objets, personnes, tout ce qui existe collabore à chaque instant pour que chaque planète, chaque fluide, chaque objet, chaque personne tende vers son équilibre gravitationnel, au zéro absolu de la somme des forces.» Tout cela peut sembler abscons, mais, à la lecture, se déguste avec la paix toute relative et le plaisir affamé d’un mort-vivant.
Nocilla Experience est écrit selon le même principe, mais, cette fois, il n’y a plus de ligne d’horizon, celle que fixait la route du Nevada, puisqu’on suit plutôt les personnages, Sandra, Marc, l’écrivain Josecho, Ernesto, etc, dans les aéroports et les avions, ou alors, comme dans Nocilla Dream, enfermés dans le labyrinthe de leur solitude, avec leurs livres et leur discrète mélancolie. On sent que, comme un diamant réfractant la lumière, Fernandez Mallo a distribué ses lectures, ses souvenirs, ses rencontres, ses expériences, à travers ses chapitres et ses hommes –et que cette distribution est précisément au centre du projet. Ce qu’on croit percevoir n’est pas neuf : l’humain est si seul, dans ce monde voué à la vitesse, à la consommation, à la contamination, au nouveau, qu’il ne lui reste plus qu’à traverser le miroir, comme Alice, mais avec armes et bagages, autrement dit sans son ingénuité, tout en éprouvant une nostalgie profonde de cette ingénuité.
Nocilla lab débute par un monologue de 65 pages et d’une seule phrase qui finit par le mot amour. On y lit, entre autres, que « chercher une nouveauté absolue serait monstrueux, insupportable, un cauchemar, de même que le serait l’identité absolue, et alors nous cherchons des arguments pour contourner le paradoxe, j’adore les paradoxes, ce n’est pas qu’ils m’enchantent, le dire comme ça serait stupide, mais simplement, sans eux, la vie n’existerait pas et le monde serait un désert.» On trouvera ailleurs une sorte d’éloge du nouveau : le Projet Nocilla est un livre fait de paradoxes, sans ligne claire, où chaque affirmation, chaque récit, est comme une planète visitée par le Petit Prince : un centre du monde aussitôt remis en cause et décentré par l’apparition de la planète suivante. C’est donc, avant tout, une exploration de la conscience contemporaine et de sa perméabilité. Ces grands mots ne doivent cacher ni le jeu, ni les surprises, ni les informations que ne cessent de donner ces textes.
Depuis lors, l’auteur en a écrit d’autres, dont El Hacedor (remake), un hommage qui détourne le recueil de Borges du même nom. La veuve de l’écrivain argentin ayant décidé de l’attaquer en justice, les éditions Alfaguara ont préféré le retirer de la vente. Voilà, par conséquent, un autre texte qu’on aimerait lire ! En attendant, veillons à ce que la traduction de la trilogie entière soit effectuée. Elle n’est pas destinée à un grand public, mais elle est assez originale pour mériter l’attention.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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