Lucía et Pablo sont mariés, ils vivent ensemble depuis longtemps, trop longtemps, ont deux enfants, des jumeaux, conçus sur le tard, après des années d’échec et le recours à une aide médicale. Mais leur relation touche le fond. Tout n’est plus que silences, disputes, évitement. Au fil des ans, et avec l’arrivée de cette progéniture, la vie de couple a pris un coup dans l’aile, il ne semble rester que du ressentiment et des reproches. La seule chose qu’ils partagent désormais, c’est la tension qui règne entre eux. Ils arrivent à cette étape où tout sonne faux. Pablo trompe le désespoir dans l’alcool et autres excès, mais aussi dans une relation extraconjugale encore plus désespérante avec sa voisine, prof de yoga. Il rêve de plaquer un boulot qui l’assomme (enseignant) et tente de venir à bout de l’écriture d’un roman, projet pour lequel il peut compter sur les critiques cinglantes de sa femme. Lucia écrit pour sa part des articles dans un magazine féminin, où elle s’inspire largement de sa vie personnelle, et où la figure du mari est la première victime. Plus le temps passe et plus ses articles prennent la voie d’un féminisme virulent. Quand Pablo frôle l’infarctus, conséquence de ses divers abus, Lucia trouve à son chevet d’hôpital une jeune élève… Elle préfère alors l’abandonner à son sort et partir en vacances chez ses parents, à Miami, avec ses deux enfants.
Sur place, l’ennui d’être mère et une sorte de désintérêt général face aux ambitions inutiles se font plus intenses. Elle pense alors à « toutes les fois où elle a vu des gens essayer de conserver à jamais un peu de fraîcheur. De gagner une bataille sur le passage du temps. Tous perdent ».
La narration est axée sur ces jours de séparation géographique annonçant la séparation réelle, avec des retours par flash-back sur les années passées et les signes annonciateurs de la tourmente.
Dans son nouveau roman (le troisième), Margarita García Robayo observe la fin d’un couple, plus exactement cette période juste avant qu’on s’avoue l’échec, ce moment où l’on regarde l’autre comme un étranger, incapable de retrouver la substance de ce qui nous a uni à lui. Période que décrit parfaitement le titre, Temps mort, et qu’elle étudie froidement, sans pathos ni lyrisme, comme un scientifique étudierait l’agonie d’un insecte.
Grâce à une écriture très sobre, sans chichi, où rien ne dépasse, mais aussi hérissée de pointes d’ironie et de sarcasme, l’auteur parvient à rendre toute l’aridité de cet amour fini avec beaucoup de vérité. Ce n’est pas un roman aimable ni consolateur, bien au contraire. Margarita Robayo s’applique à montrer le niveau de cruauté inattendu que des personnes qui se voudraient civilisées, justes et bonnes, et qui se sont aimées, peuvent atteindre. Elle dévoile à quel point la cellule amoureuse et familiale telle qu’on nous a appris à la vivre peut être un lieu d’effacement de soi, de perte d’identité. Les personnages sont gagnés par une sorte d’apathie, d’errance, comme à un carrefour sans indications précises, y compris Lucia qui se veut pourtant femme de tête : bien qu’elle organise sa vie professionnelle et domestique avec poigne, ne laissant que peu de place à l’avis de son conjoint ou de ses enfants, on sent monter en elle une vague de désenchantement qui pourrait tout emporter sur son passage, mais qui va plutôt agir par lente noyade.
Cette forme d’apathie touche même les enfants, perdus dans les limbes d’une famille désunie, sous la coupe d’une mère qui voudrait tout faire selon certains principes ultramodernes auxquels personne ne croit – et encore moins le mari – mais chez qui manque l’élan affectif sincère. Car Tiempo muerto est aussi un roman sur la maternité, sur la faille que crée l’arrivée des enfants au sein du couple et dans la vie individuelle de chaque parent. « Qu’est-ce qu’être mère ? » Cette question traverse le roman avec une certaine désillusion, un regard critique sur la quête de perfection théorique à laquelle nous contraignent probablement notre société et les leçons de psychologie des magazines.
Tiempo muerto nous parle aussi d’immigration : Pablo et Lucia sont des Colombiens vivant à New Haven, et Cindy, la baby-sitter, est une jeune Cubaine. Leurs origines, le déracinement qu’elles évoquent, ajoutent à l’idée de flottement, de manque de repères, et creusent un peu plus l’abîme qui sépare les personnages : Pablo se laissant gagner par la nostalgie, fantasmant parfois une fuite dans une île caribéenne perdue, loin de la civilisation, quand Lucia semble rejeter toute marque d’appartenance à un monde lointain prétendument moins « civilisé », moins lissé, moins éduqué, qu’incarne par exemple la sœur de Pablo.
Tiempo muerto est un roman habile, maîtrisé, moderne, qui offre une vision réaliste, juste et sans complaisance des pièges de la vie de couple. On ressent un certain malaise ou de l’amusement devant l’âpreté de Lucia et l’indolence de Pablo, mais on ne reste pas indifférent.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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