Lecteur: François-Michel Durazzo
Deux œuvres de premier ordre, deux classiques épuisés en français, à rééditer, s’attachent à décrire et à analyser les changements profonds qui affectent la haute société catalane ou majorquine dans cette première moitié du xxe siècle, secouée par les convulsions politiques qui précèdent l’avènement de Franco, l’effondrement moral et économique de la vieille aristocratie terrienne et l’avènement d’une haute société ambitieuse, frivole et cynique. Celle de Lorenç Villalonga (1897-1980), auteur de Mort de Dama (1931), mais surtout de Bearn composé à partir des années trente et publié dans sa version définitive en 1961. Aux accents proustiens de Villalonga, subtil observateur des paysages ambigus qu’offre l’âme du protagoniste pourtant lucide sur le monde en train de naître, on peut opposer le vérisme pessimiste de Josep María de Sagarra (1894-1961), qui dans Vida privada (1932), récompensé par le prix Creixells, offre la chronique d’une famille barcelonaise et en particulier de deux « fins de race » incarnés par les frères Lloberola : Frederic, l’héritier veule et incapable, et Guillem, son cadet, prostitué, tous deux fils de Tomàs, aristocrate réactionnaire, catholique, royaliste, carliste, qui assiste à l’effondrement de son monde. Le roman a en son temps défrayé la chronique pour son érotisme avant de faire l’objet d’une version expurgée en 1961, puis d’être rééditée en 1982 dans sa version originale, et finalement en 2007, dans la belle édition « commémorative » du 75ème anniversaire de sa parution. Il existe une version française épuisée de Nicole Pujol, parue en 1998, chez Belfond, sous le titre Vies privées.
Le roman, dont l’action se situe entre 1927 et 1932, insère dans la narration une série de portraits physiques et moraux, de descriptions, qui brossent une satire noire, mais non dénuée d’humour, de la société barcelonaise, dans un catalan imagé, savoureux et actuel, d’une grande intensité expressive. La première partie, qui s’étend cinq mois, dans le quartier huppé de la rue Mallorca ou à l’Eixample, tourne autour d’un chantage dans lequel se trouvent impliqués des membres de la vieille noblesse et de la nouvelle aristocratie, engluées dans des affaires de sexe et d’argent. La seconde, située, cinq ans après la mort de la victime du chantage, au tournant de l’instauration de la République qui suit la dictature de Primo de Rivera, permet l’entrée en scène de Maria Lluïsa et Ferran, les enfants de Frederic. Ceux-ci, portant les stigmates de la décadence familiale initiée par la génération antérieure, ont intégré le sexe et l’argent comme valeurs de substitution de l’ancien ordre. Le roman se referme sur Pilar Romaní i de Miralles, héritière du Comte de Sallent, cousine des Lloberola, jeune femme belle, intelligente, à l’esprit libre, qui préfère parler catalan qu’espagnol, refuse un aristocrate madrilène pour se marier avec un banquier juif, qui la trompera. Elle symbolise avec une note d’optimisme l’avènement de la nouvelle société catalane.
De toute évidence, ce roman ne fait pas seulement partie de ces œuvres représentatives d’une culture proche de la nôtre, qui devraient trouver leur place dans le catalogue d’une grande maison, puis dans une édition de poche, c’est aussi un récit, qui, sans réinventer le genre romanesque et s’appuyant sur les archétypes du xixe siècle, s’avère habile, savoureux et agréable à lire.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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