Lectrice : Ariane Singer
Publié en Espagne en 2015, Fariña est le premier livre du journaliste d’investigation galicien Nacho Carretero, né en 1981.
Il raconte la façon dont la Galice est devenue la plaque tournante du trafic de drogue en Espagne, dans les années 1980 et 1990, et comment ce trafic continue de sévir dans la Région, de nos jours.
Construit en douze chapitres, tous très documentés, Fariña s’appuie sur une bibliographie solide, ainsi que sur des articles de presse et sur les entretiens que l’auteur a menés directement avec de nombreuses sources : juges, hommes politiques, policiers, trafiquants ou dealers repentis, capitaines de bateaux, parents d’anciens toxicomanes…
Son originalité est d’expliciter la genèse des trafics en tous genres, en Galice, pour montrer comment cette pratique s’est banalisée dans la Région jusqu’à être tolérée par l’ensemble de la société. La première partie invite ainsi à une plongée historique qui éclaire sur le phénomène: à la fin du XIXème siècle, les pirates dévalisaient les navires sur la Costa de Morte, tandis que la raya seca, -la frontière entre la Galice et le Portugal en Ourense- voyait déjà un importante contrebande de produits en tous genres: médicaments, argent, nourriture, métal, armes, et même migrants… Bien implantée dans les mentalités, cette pratique s’est poursuivie avec le marché noir dans les années d’après-guerre, avant de se spécialiser dans trois domaines: le tabac, puis le haschisch, et enfin la cocaïne (et l’héroïne).
Nacho Carretero montre de façon très concrète comment se sont noués les liens entre les trafiquants de tabac locaux et les producteurs de haschisch au Maroc puis avec les cartels de narcos en Colombie, et comment les trafics mis en place par voie de mer ont pu se faire avec la complicité -le plus souvent tacite- de la police- et de la population. Sous le franquisme, celle-ci, selon l’auteur, n’avait pas idée de ce que pouvait être la drogue, et a laissé son usage se répandre.
Détaillant l’itinéraire et la réussite des principaux « barons » de la drogue locale, le livre insiste sur les atouts que représentait cette économie parallèle dans une Région pauvre et délaissée par l’Etat espagnol. Il souligne ainsi que les revenus du trafic de tabac et de haschisch profitaient à l’ensemble de la Région, mais que cette activité s’est faite au détriment du développement d’autres filières (comme la vente de fruits de mer, dont la Galice est pourtant l’un des tout premiers producteurs en Espagne).
Le coeur du livre, qui convoque notamment les mères des toxicomanes s’attache à montrer les ravages qu’a produire la cocaïne et l’héroïne sur les jeunes galiciens, et la prise de conscience qui s’en est suivie, chez les habitants, les dirigeants et les juges. Le problème était d’autant plus épineux que nombre d’hommes politiques, selon l’auteur, ont bénéficié de l’argent sale pour financer leurs campagnes électorales.
Nacho Carretero retrace ensuite les différentes tentatives judiciaires (opération Nécora), au tournant des années 2000, pour mettre fin aux trafics de drogue, notamment sous l’impulsion du juge Garzon. Certains barons seront condamnés, surtout pour blanchiment, mais beaucoup seront acquittés ou purgeront une courte peine. L’auteur montre dans sa dernière partie, carte à l’appui, la permanence de certaines filières jusqu’à nos jours, grâce à la reprise en mains du commerce par les enfants des « capos » historiques. Le sentiment d’impunité de ces nouveaux trafiquants, et le haut niveau de vie affiché par leurs familles restent comme une tâche dans une Galice qui semble avoir baissé les bras sur ce fléau, malgré quelques mesures répressives jugées insuffisantes.
Cette enquête fouillée, écrite de façon très vivante et très claire, se lit comme un roman mais sans jamais verser dans le romanesque à proprement parler. L’auteur décrit avec beaucoup de détails les différents barons de la drogue et leur façon d’opérer, de même que les juges, et les différents témoins. Il sait s’adresser directement au lecteur à certains moments cruciaux, et mettre des touches d’humour en narrant certaines situations qu’il décrit (complicités, histoires d’amour entre familles de trafiquants, maladresses de certains barons…). Les informations qu’il délivre sont habilement présentées, sans noyer le lecteur. Le dosage d’informations et de témoignages recueillis relève d’un judicieux équilibre. Mais ce livre passionnant saura-t-il intéresser un lectorat non espagnol qui connaît mal la Galice, comme Gomorra, de l’Italien Roberto Saviano a pu séduire un lectorat non italien?
Fariña a, par ailleurs, fait l’objet d’une adaptation sous forme de série télévisée, dont les épisodes ont été diffusés sur Antena 3 en février 2018. Une semaine plus tard, il a été placé sous séquestre par une juge de Madrid à la demande de Alfredo Bea Gondar, l’ancien maire de El Grove, dont l’auteur a écrit qu’il avait facilité une livraison de cocaïne venue de Colombie, en 1991. Un jugement sur l’éventuelle remise en circulation du livre est attendu pour le 30 mai.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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