Lecteur: André GABASTOU
Le récit du voyage en Estrémadure (de septembre 2014 à avril 2015) d’Antonio Moreno s’ouvre par ces vers de Quevedo qui apparaîtront rétrospectivement comme programmatiques :
Retiré dans la paix de ces déserts,
avec une poignée de livres savants,
je passe mon temps à lire avec les défunts
et de mes yeux j’écoute les morts.
Le voyageur, appelé dans le livre el caminante, part en train d’Alicante (il est originaire d’Elche) et rejoint la petite ville de Mérida. Enseignant, profitant d’une année sabbatique, il décide de parcourir la région la plus éloignée à tous les points de vue de son lieu de résidence, la moins peuplée et la plus désertique d’Espagne, l’Estrémadure. Lesté de lectures classiques aussi bien que contemporaines, des Latins aux écrivains actuels, par exemple Cees Nooteboom qui lui ressemble mais en plus livresque, Néerlandais auteur d’un voyage en Espagne édité et réédité sous un autre titre chez Actes Sud, il essaie toutefois de s’en éloigner sans les renier.
Après son arrivée à Mérida qui a gardé des traces de sa splendeur romaine, Antonio Moreno se déplace au gré de ses humeurs, de ses envies, de ses rencontres, à pied ou en autobus.
On pourrait dire qu’il arpente la région à hauteur d’homme, l’homme qu’il souhaite devenir, comme si l’élaboration de son identité de voyageur faisait partie intégrante des distances parcourues. Si ses références livresques ne s’éloignent jamais beaucoup, elles sont toutefois tenues volontairement en respect pour ne pas entacher la spontanéité de sa dé-marche. Il oscille entre le détail pongien, la valorisation de l’infiniment petit, et l’ivresse métaphysique provoquée par des cieux vides ayant tant fait rêver les conquistadors avides d’autres mondes et de richesses parce qu’ils y lisaient la promesse d’un avenir glorieux. Il ne rencontre jamais de personnes importantes dans les villages qui de loin en loin se succèdent et se ressemblent. Il bavarde avec des paysans croisés en chemin ou dans des tavernes dans lesquelles les bavardages interminables tentent de conjurer l’immobilité. Il ne manifeste d’intérêt ni pour les vieilles pierres (ce qu’on appelle aujourd’hui le patrimoine) ni pour des villes comme Cáceres ou Salamanque mais uniquement pour la texture si singulière du silence qui enveloppe ces terres perdues.
Il mentionne longuement le Voyage en autobus du Catalan Josep Pla parce qu’il s’y reconnaît. Mais c’est oublier avec quel talent de peintre Pla décrit les plages de sable et les récifs de son pays dont on retrouve un équivalent dans les arrière-plans des tableaux de Salvador Dalí. Dans le monde hispanique, seul le Voyage en Alcarria de Camilo José Cela se rapproche de sa manière de voyager et d’en rendre compte. Antonio Moreno pourrait parfaitement souscrire à cette phrase de Cela : «…mon Voyage en Alcarria est un livre orthodoxe, conçu et écrit selon les plus vieilles normes qui ont guidé les voyageurs narrateurs : la véracité, la simplicité, la bonne volonté pour accepter l’imprévu et pour le comprendre ».
Mais il est un trait qui sépare Antonio Moreno de ses prédécesseurs, il aspire au néant, pressent un rien qui n’est pas celui des grands mystiques espagnols, mais une caractéristique à la fois invisible, impalpable et presque indéfinissable des paysages qu’il traverse, dont la puissance le fait vaciller, d’où le titre de son livre, si délicat à traduire : Estar no estando. « Être sans y être » est une traduction un peu triviale pour désigner l’ébranlement qui s’empare de lui. Y aura-t-il un éditeur capable de relever le défi, de répondre à la question suivante en publiant le texte : en quoi consiste une œuvre non religieuse admirable fondée sur le néant ?
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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