Lecteur: Philippe LANÇON
En 1926, deux jeunes mariés d’origine catalane, pauvres et ignorants l’un de l’autre, quittent l’Espagne pour Cuba. Le mari, Felipe, y a un oncle. C’est une situation classique. Ils s’installent à Matanzas, où débute une vie austère, sans enfant mais non sans sexe –sans quoi, on ne serait ni dans la vie, ni dans un roman du Cubain Pedro Juan Gutiérrez, lui-même né en 1950 à Matanzas. On parle souvent à son propos d’une obsession, voire d’une complaisance, pour le sexe, mais l’acte sous toutes ses formes fait partie de sa grammaire, très efficace, et il est au cœur de sa vision du monde : d’une part, le désir, la solitude et la résistance ; d’autre part, la cruauté, l’indifférence et la domination. Ce qu’il décrit est souvent triste, grotesque et sale. L’œil qui le décrit est joyeux, presque féroce, parce qu’il n’y voit qu’une manifestation de la vie.
Par exemple, lorsqu’il s’agit de la nuit de noces de Felipe et Lucia, il décrit le sexe dur de l’homme (il emploie un autre mot, plus cru, un mot qui rend la chose intime et vivante comme un objet de conversation triviale), son incapacité à entrer dans sa femme vierge, le fiasco des deux premières nuits, et, la troisième, la manière dont il se badigeonne le sexe d’huile d’olive pour y parvenir. La description est vive, précise, presque enfantine. C’est exactement le regard de l’écrivain sur les hommes : un regard d’enfant sauvage, éduqué par l’expérience d’un conteur né, qui observe la brutalité, les espérances déçues, les enthousiasmes et les frustrations ; qui décrit la lutte. L’observe-t-il, comme on dit, avec gourmandise ? Oui et non. Oui, parce que Gutiérrez est gourmand de tout conflit. Non, si par gourmandise on entend complaisance. Gutiérrez a des obsessions sadiennes, mais il est trop rapide pour s’y vautrer.
Le premier chapitre de Fabián y el caos, est, de ce point de vue, une réussite de narration laconique. Les trente années de ce couple solitaire dans une ville étrangère, de la province cubaine, sont décrites avec netteté, sobriété et efficacité. Tous les clichés y sont : l’homme muet qui va aux putes et qui cache ses économies dans des boîtes de conserve, son rêve de finir sa vie au village natal en émigrant riche ouvrant une école à son nom pour être célébré, la femme qui ouvre les jambes en pensant à Dieu, qui ne sait rien des choses de la vie et qui ne cesse d’aller à confesse : «Confesser ses péchés la passionnait. C’était comme un vice. Chercher dans tout et n’importe quoi ce qu’elle avait fait de mal pendant la semaine. Examiner scrupuleusement chacune de ses pensées, de ses actions, de ses paroles, pour y dénicher un mouvement coupable de la pensée, du verbe ou de l’action. Mais c’était inutile. Elle n’avait jamais rien à confesser. Elle inventait toujours quelque chose, car elle était gênée d’ennuyer le curé pour rien.» Oui, tous les clichés y sont, on les a déjà lus cent fois, et pourtant, tout est si naturel, tout glisse vers le néant sur une pente si raide, avec une telle simplicité, que c’est comme si on ne les avait jamais lus.
Lucia joue mal du piano, mais assez bien, à force de travail, pour enseigner aux enfants des chansons et l’hymne cubain. Son mari lui achète donc un piano, il faut bien que les femmes s’occupent, et si en plus elles peuvent rapporter un peu d’argent.... La manière dont l’auteur décrit son jeu au piano, cette médiocrité sensible portée par la discipline et la peur de l’ennui, rend inoubliable cette femme vouée à l’oubli. Les cinquante premières pages content ainsi la vie d’un couple sans vie apparente, une vie silencieuse et tendue comme celle d’un couple de Maupassant déplacé sous les tropiques. La tension, dans cette existence étouffante et répétitive, ne se relâche jamais. Cette longue nouvelle, qui pourrait être autonome, amorce sa fin avec la naissance tardive et inattendue de leur enfant, Fabián, qui sera pianiste ; puis elle s’achève dans le chaos révolutionnaire de 1959, qui liquide les espoirs, les économies et la santé de Felipe, qui n’a rien voulu voir venir. Car, entre autres choses, Fabian y el caos est une critique violente de la révolution cubaine et de la violence qu’elle a commise sur les hommes, tous les hommes : «Comme un coup de Karaté. Magistral. En un instant les classes haute, moyenne et basse cessèrent d’exister. Mandrake le magicien, d’un seul coup de main, fit un tour parfait devant tout le monde et personne ne vit le piège. Dans tous les sens du mot. Pas seulement économique. Un coup génial, quelque chose de parfait. Et ce n’était que le début. Le meilleur allait venir.»
Au second chapitre, on est toujours à Matanzas, mais cette fois c’est Pedro Juan qui parle. Il prend le relais des vieux Espagnols et raconte son enfance à Matanzas, dans les années 60. Véridique, romanesque, romancée à quel point? peu importe. Ce Pedro Juan prend le relais des parents de Fabian, dont il nous a conté la vie minuscule. Il nous conte sa propre enfance et sa jeunesse, puis celles de Fabián, homosexuel, sensible, délicat, amoureux de sa mère qui l’a protégé et élevé, avec qui il commence par s’engueuler en échangeant des timbres. Les chapitres suivants racontent la vie de Pedro et de Fabián dans ces années-là. La dictature, ses normes puritaines et ses expériences du travail forcé vont peu à peu détruire l’ami de Pedro. L’un semble la contre-épreuve de l’autre, et pourtant ils s’attirent, se complètent. Le livre devient une éducation sentimentale, sexuelle, mais avant tout culturelle –livres et musique classique. Ce qui est montré, c’est une époque où toute manifestation de sensibilité et d’autonomie est impitoyablement réprimée. Pedro Juan est fort, donc il survivra.
Au dernier chapitre, l’histoire continue, mais ce n’est plus lui qui raconte. Décrit à la troisième personne, il a le même statut narratif que Fabián. Pourquoi ce changement? Chacun aura son hypothèse de lecture, voici la mienne. C’est Pedro Juan qui, après la mort de Lucia, en 1973, découvre le cadavre de son fils qui s’est laissé mourir. Le roman, se refermant sur lui-même, n’emporte pas dans la tombe l’auteur, ce survivant, mais il l’emporte assez loin dans la tragédie de Fabián pour qu’il devienne un personnage, celui qui accompagne dans la fiction la vie de son ami, une vie détruite par l’Histoire et sauvée par le roman.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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