Lecteur: Delphine Valentin
Ce roman se présente comme un ensemble de textes disparates (correspondance, interviews, comptes rendus d’enquête, journal intime, etc.), couvrant une période allant de 1968 à 2040, où l’on suit l’histoire du parasite Yashirum, de son exploitation par l’homme à la transformation totale du monde, de nos sociétés et de leur fonctionnement qui s’en est suivie.
En 1968, lors d’une expédition anthropologique en Papouasie-Nouvelle-Guinée à la découverte de la tribu Hamoulai, l’une des participantes se retrouve victime d’un mal inconnu après avoir ingurgité un poisson infesté de vers. Grâce à la mastication d’une plante locale les symptômes de sa maladie disparaissent. Mais elle reste porteuse d’un parasite, du genre ténia.
Les années passent et le médecin qui la traite à Osaka se rend compte que sa patiente a cessé de vieillir… Fort de cette découverte, médecin et patiente, devenus amants, partent aux États-Unis avec le projet de vendre à prix d’or aux stars du cinéma et aux puissants la formule de la vie éternelle. Le traitement consiste à se faire inoculer le parasite, puis à ingurgiter un antidote inspiré de la fameuse plante : l’elatrina. Revers de la médaille : il suffit d’être privé d’elatrina quelques jours pour que le parasite s’empare du corps de son hôte en y déposant ses œufs, entraînant la mort dans des circonstances atroces.
Tenant ce pouvoir immense entre leurs mains, le médecin, Nintai Tsutomu, et sa patiente, Tairo Igataki, se retrouve à la tête d’une industrie secrète qui fait rapidement leur fortune. Peu à peu cependant, la jeunesse éternelle de certaines actrices et personnalités interrogent. Ces gens qui semblent échapper au poids du temps ont en outre tous le blanc des yeux jaunes (seul symptôme visible de la présence du parasite). Des journalistes enquêtent.
Par ailleurs, parmi ceux qui bénéficient de la vie éternelle, se trouve Oleg Yegorov, homme d’affaires russe mafieux prêt à tout pour prendre le contrôle de l’elatrina. Après avoir tenté différentes formes de négociation avec Nintai Tsutomu, il prend d’assaut sa forteresse, kidnappe Tairo et tente, à coups de torture, de convaincre Nintai de céder son affaire. Mais Nintai laisse sa femme mourir aux mains du Russe. Quelque temps après, il révèle toute son histoire sur Internet, annonçant du même coup son suicide imminent et l’arrêt définitif de la distribution d’elatrina.
Mais le deuxième assaut des troupes de Yegorov sera le bon. Devenu propriétaire de la formule de l’elatrina, plus rien n’arrête son emprise sur le monde…
C’est donc de la possibilité de vie éternelle et de ses conséquences sur nos sociétés dont il est question dans El imperio de Yegorov. Ici, elle est rendue accessible par l’argent et pose un problème de démocratie : seuls les plus fortunés peuvent se payer le luxe d’un antidote à vie. Les pauvres, eux, ne sont éternels que dans l’injustice et l’inégalité.
Mais l’éternité pose d’autres questions : que fait-on de ses jours quand on sait qu’on en a encore tant d’autres à vivre ? Et la question semble se poser de manière plus essentielle encore pour les artistes, comme l’annonce l’exergue : « L’artiste existe parce qu’il est conscient qu’un jour il va mourir. Continuerait-il à créer sans cette certitude de sa propre mort ? »
L’auteur n’impose pas de discours, aucune réponse ; il se contente de retracer l’avènement de ce phénomène. Les textes ici présents sont censés avoir été regroupés par la Plate-forme citoyenne anti-Yegorov, un groupe de dissidents refusant la vie éternelle et ses effets anti-démocratiques dans les années 2040, alors que Yegorov est devenu une sorte de Président mondial.
C’est dans cette construction habile que résident toute l’intelligence de ce texte, passant d’un genre d’écriture à l’autre (journal intime, mails, etc.), d’un point de vue à l’autre avec une grande maîtrise, dans un enchaînement finement ciselé qui permet au lecteur de comprendre progressivement la situation tout en étant pris par une forme de suspense.
La Plate-forme citoyenne anti-Yegorov fait un travail d’enquête et d’information, pas d’analyse sociétale. Et c’est ce document résultant de cette enquête qui nous est donné à lire. Ce qui est à la fois frustrant et palpitant. Il y a de nombreux points qu’on ne comprend qu’à la lecture de la dernière partie, l’Index des noms, et qu’on aurait aimé voir développer d’une manière ou d’une autre, comme si les recherches se poursuivaient. En particulier ce qui concerne ce fameux empire Yegorov qu’annonce le titre.
Avec sa trame labyrinthique, El imperio de Yegorov est à la fois un thriller psychologique, une satire sociale et un roman de science-fiction. Manuel Moyano signe ici son premier roman après plusieurs recueils de nouvelles (El oro celeste, El exeprimento Wolberg et Teatro de cenizo). On est vraiment curieux de lire le prochain.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
SUITE
Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
SUITE
Catégorie
Bienvenue sur le site de New Spanish Books, un guide des...