Lecteur: Maïra Muchnik
Le roman a remporté le prix Café Gijón 2019.
Morella a publié notamment Asuntos propios (Anagrama, 2009), La fatiga del vampiro (Bassarai, 2004), une biographie fictive de Julio Cortázar, et Como caminos en la niebla (Stella Maris, 2016), où il explore la vie effrénée et à contre-courant du psychiatre anarchiste Otto Gross. Il a également publié en 2001 un recueil de poèmes, Tambor de luz (ediciones Osuna).
Au premier chapitre, le narrateur appelle sa mère au téléphone pour lui annoncer qu’il va écrire un livre sur Nicomedes, son père à elle, son grand-père à lui. Par la suite, il appellera aussi sa tante, son oncle, et il consultera des archives, Internet, pour confronter la mémoire affective familiale aux données dépouillées et factuelles de l’Histoire avec un grand H. Bref, il mène l’enquête. Il remonte jusqu’à ce petit village d’Andalousie où son arrière-grand-mère, Mamacarmen, la mère de Nicomedes morte centenaire, était la sage-femme qui y faisait naître tous les enfants. Personnage austère et charismatique, respectée de tous mais qui ne parvient pas pourtant à marier son fils. Aux souvenirs des membres de sa famille, l’auteur mêle les siens, et dès les premières pages du roman, il annonce : « Nicomedes était là sans y être. C’était comme si on coupait les ongles d’un autre. Comme une grande poupée en chair et en os que ma grand-mère s’efforcerait de garder propre et en vie par ses attentions et sa présence. Cet état dans lequel se trouvait Nicomedes quand sa femme lui coupait les ongles, était dû à un neuroleptique antipsychotique appelé halopéridol. »
Cette donnée irréfutable fait irruption dans le récit, l’auteur la fournit sans commentaires, en contrepoint des souvenirs familiaux ravivés au fur et à mesure sous sa plume, mais il n’y reviendra que bien plus tard dans le récit, comme s’il avait lui-même besoin de tout ce temps pour prendre acte des informations crues qu’il oppose à la mémoire de sa mère, de ses oncles et tantes. Et c’est une des grandes réussites de l’auteur que d’embarquer le lecteur avec lui, au plus près de ses doutes, de sa perplexité, de ses découvertes et sa stupeur, dans le démêlage des fils de l’histoire familiale dont chacun donne une version différente.
Les épisodes des premières « crises » du grand-père Nicomedes - lors de son service militaire, puis au moment de la rencontre avec sa future femme - suivis de ses séjours en hôpital psychiatrique, sont livrés peu à peu, alternant ainsi à la fois avec le temps de l’enquête (les conversations téléphoniques avec les uns et les autres), et avec celui de la réflexivité dans la tentative de « refroidir », d’objectiver cette mémoire. Comme si le rythme du roman collait à la pudeur du tabou familial autour de cette « folie » qui ne dit pas son nom, et dont on sait finalement si peu de choses. Qui était Nicomedes? Était-il si fou qu’on le supposait?
Dans sa tentative de mettre à distance les émotions de l’intime, l’auteur se tourne, nous l’avons dit, vers les traces collectives, les archives, les documents, et inscrit alors dans le roman encore un autre niveau de lecture : l’histoire de la psychiatrie espagnole sous Franco. Une autre enquête en somme, passionnante, qui dénonce les abus (l’enfermement des femmes de Républicains, le commerce de leurs bébés volés etc.) et interroge donc profondément le sens et le rôle de l’institution psychiatrique, et par là-même le statut de ce qu’on appelle « folie ».
A la fin du livre, au chapitre 56, l’auteur réalise qu’il n’a jamais su qui était vraiment son grand-père, bien trop abruti par les traitements médicamenteux pour, tout simplement, vivre réellement. Dans ce chapitre, dont voici quelques extraits traduits, les grands-parents, pour une fois, viennent chez lui (chez l’auteur et sa famille) plutôt que l’inverse. Ils doivent prendre le bus. La grand-mère arrive paniquée : elle a perdu son mari. L’auteur, adolescent, a alors la mission de parcourir le quartier pour le retrouver, quand soudain il l’aperçoit dans la rue :
« Voilà l’impression que j’ai eu : de voir un Nicomedes différent de celui que j’avais l’habitude de voir, animé et marchant dans un sordide décor de cinéma. La pleine lumière du jour rendait tout tellement clair qu’il devenait plus difficile d’y comprendre quelque chose. La sensation d’être dans un rêve m’a assailli tout à coup. Ceci arrivait-il vraiment? Nicomedes était-il réellement là? Était-ce bien lui?
Il suffisait de le voir de dos, d’observer sa démarche pareille à celle d’un enfant curieux et insouciant, ses petits pas, sa cane se posant de temps à autre sur le sol, sa façon de tourner le cou afin de regarder d’un côté et de l’autre, pour prendre la mesure de la véritable étendue de sa fragilité. Je l’ai rejoint en courant et j’ai voulu lui toucher l’épaule mais je me suis retenu au dernier moment. Grand-père, j’ai dit à voix haute derrière lui. Grand-père ! Le mot sonnait bizarrement, et bien que je n’y ai pas pensé sur le moment, en me le remémorant maintenant, je sais précisément pourquoi : je ne m’étais jusqu’alors jamais adressé à lui directement. Je n’avais jamais dit « grand-père » en usant de ce que les linguistes appellent le vocatif, c’est-à-dire pour l’appeler, pour attirer son attention. (…) Jamais, en jouant ou riant, je ne m’étais tourné vers lui et lui avais dit : Grand-père ! Grand-père ! Ce jour-là, donc, à l’âge de quatorze, quinze ans, en pleine rue, je l’ai appelé pour la première fois. (…). Nous n’avions jamais eu de conversation, de celles qu’ont les grands-parents avec leurs petits-enfants. Nous n’avions joué à rien, nous n’avions pas lu d’histoires, il ne m’avait pas fait de chatouilles, je ne l’avais pas entendu parler librement avec d’autres adultes, il ne m’avait pas sermonné, il n’avait rien fait de ce que les grands-parents sont supposés faire. Il ne m’avait jamais appelé par mon prénom ni de quelque autre façon que ce soit. Notre relation débutait, avec beaucoup d’années de retard, à cet instant-là. Tandis que j’écris ceci, je réalise que Nicomedes, durant les vingt ou vingt-cinq dernières années de sa vie, n’a pas eu ce que nous, nous appelons des relations. Sa femme et ses enfants l’avaient connu avant l’halopéridol : ils se raccrochaient sûrement à des images et des souvenirs antérieurs du passé pour communiquer avec lui. Ils pouvaient imaginer qu’ils étaient avec le Nicomedes de toujours, avec leur père ou leur mari. Mais pour ses petits-enfants, il n’y avait aucun moyen de s’illusionner. Cet être ralenti et devenu muet sous l’effet du médicament était le seul Nicomedes que nous connaissions. L’autre, on en avait entendu parler. On nous avait raconté des anecdotes. C’était un personnage de fiction. »
A côté de cette folie muselée sous Franco et qui déconcerte la famille rurale de l’auteur, José Morella en décrit une autre, à travers le portait quasi-sociologique de « l’île », où sa famille d’immigrés andalous s’est installée dans les années 1960, alors que son grand-père avait déjà atteint la cinquantaine. Une île jamais nommée, mais dont on comprend aisément qu’il s’agit d’Ibiza, « West End » étant précisément le nom d’un de ses quartiers, celui de la fête et de la débauche, des jeunes, des riches, des étrangers. Depuis son enfance paisible jusqu’à nos jours, l’auteur dépeint l’évolution de « l’île » sous l’effet du tourisme et choisit une galerie de personnages (le consul anglais chargé de contacter les familles des victimes, l’ambulancier qui pallie à l’isolement de l’île et est toujours le premier arrivé sur les lieux du drame) qui nous introduisent à la folie, en liberté cette fois, de notre époque : celle des jeunes fêtards qui, trop saouls ou drogués, meurent bêtement noyés dans la piscine d’un hôtel ou écrasés par une voiture. Mais aussi celle de personnages loufoques et borderline, dont en particulier, une sorte de gourou qui prêche les bienfaits de la trépanation pour atteindre la sérénité de l’esprit.
Le livre nous emmène donc à la fois dans les campagnes andalouses d’autrefois, sur l’Ibiza sauvage et havre de paix de l’enfance de l’auteur jusqu’à l’antre infernal de débauche qu’elle devient aussi peu à peu, et nous plonge dans l’horreur des hôpitaux psychiatriques de l’époque franquiste. Un roman sur la mémoire et la folie, très touchant, plein de personnages étranges et attachants, où l’auteur parvient avec une grande maîtrise à entrelacer son histoire personnelle à celle de l’Espagne, en mêlant introspection et enquête historique, croisant ces différentes couches de temps et d’espaces dans une langue forte, sincère et émouvante.
Thierry Clermont est journaliste au Figaro littéraire depuis 2005. Il a été membre de la commission poésie du Centre national du livre....
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Diplômé de l'École Normale Supérieure et spécialiste des lettres modernes, de l'espagnol et de l'anglais, Clément Ribes....
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